Depussé conjugue ses talents d’analyse littéraire et d’écriture, témoignant ainsi d’un indéniable goût pour la matière du langage.

Dans cet ouvrage critique consacré à l’œuvre de Samuel Beckett (1906-1989), Marie Depussé conjugue ses talents d’analyse littéraire et d’écriture, témoignant ainsi d’un indéniable goût pour la matière du langage. Après avoir longtemps enseigné la littérature à l’Université Paris VII et dans les prisons, elle est aujourd’hui écrivain et continue de délivrer son savoir à la clinique psychiatrique de La Borde.


Une relation avec le corps du texte

Le titre retenu, Beckett corps à corps, donne le ton en évoquant une certaine familiarité avec Beckett que l’auteur a bien connu. Il met en avant une sensation physique de proximité corporelle, comparable à une étreinte. Ce choix va par conséquent à l’encontre des approches trop formalistes, voire abstraites auxquelles l’œuvre de Beckett a pu donner lieu par le passé. C’est l’amour du texte, la relation quasi charnelle avec ce dernier qui préside à la lecture de ce Beckett corps à corps. Ainsi le titre établit le contact entre le corps du critique et le corps du texte de l’auteur : "L’analyse de texte est une pratique violente. Il faut plier son corps devant une table, le river à l’écriture de l’autre, à son rythme, à son insolence, à sa façon à lui de "chosifier une parcelle du néant"", écrit Marie Depussé au début de l’ouvrage.

Il apparaît donc tout naturel que la structuration de ce dernier réponde à l’annonce contenue dans le titre. C’est pourquoi les chapitres correspondent à autant de voies, de parcours de lectures possibles et cumulatives : "Mon travail est une suite de lectures attentives, sinon microscopiques, de textes de Beckett, regroupées selon des chemins qui donnent leurs noms aux chapitres", confie l’auteur. Le principe de construction de l’ouvrage se fonderait alors sur la sensibilité, la mémoire – et ses aléas, d’où un certain manque de rigueur scientifique qui transparaît dans le défaut de précision des citations, retranscrites de façon approximative, voire parfois inexacte –, ou encore l’association d’idées, d’images, telles que Beckett lui-même pouvait les pratiquer. Car force est de constater le mimétisme dont Marie Depussé fait preuve concernant sa façon d’appréhender le monde : tout comme son modèle, elle procède par touches successives qui viennent en quelque sorte se superposer dans un tableau en perpétuel mouvement et jamais définitivement achevé.


"Continuer", dit-il

Par ailleurs, à plusieurs reprises, on peut admettre la finesse des analyses livrées. À propos du rythme syntaxique par exemple, on lit ce commentaire imagé : "Extraordinaire énergie de cette accumulation acharnée de virgules, que Beckett appelle "haleter", mais qui fait plutôt songer au galop retenu d’un cheval, se posant à peine, n’ayant nul besoin de la chute du point, sinon pour autoriser la brutalité du verdict à l’infinitif : à balayer."

Ou encore, plus loin, commentant la citation de Beckett suivante, "Je suis obligé de parler. Je ne me tairai jamais. Jamais", Marie Depussé rétablit les implicites contenus dans la formulation employée et souligne la tension entre impossibilité (de continuer) et volonté, nécessité (de continuer), cette tension étant considérée comme le moteur même de l’œuvre beckettienne : "La forme négative du je ne me tairai est intéressante, elle donne à cette décision la force d’une résistance à la torture. Ainsi le nouage de la "condamnation à" et de la "décision de" est le fait de Beckett. Et le ressort de son écriture."

Marie Depussé revient sur ce point précisément, en se prêtant à une analyse de la phrase finale de L’Innommable, "je vais continuer" qui présente, là encore, une tension entre le contenu du propos et le point qui met un terme à l’ensemble du texte : "Alors il y a rencontre, choc, entre je vais continuer et le point. D’où l’impression d’un élan non pas arrêté mais suspendu au-dessus du point, comme un débordement, une menace. Il va continuer."

Le recours à la comparaison visuelle dans les analyses qui précèdent permet bien au lecteur d’apprendre à mobiliser ses perceptions sensibles (et non intelligibles).


Voir, entendre, réfléchir

En effet, le plus grand mérite de cet ouvrage critique réside sans doute dans la faculté de l’auteur à redéfinir pour nous les termes "voir" et "entendre", devenus tous deux des équivalents des verbes "sentir" ou "percevoir" : ""Qu’est-ce que j’appelle voir ? Un instant de silence, quand le chef d’orchestre lève les bras. […]" L’instant de silence, quand le chef d’orchestre lève les bras, on le sent dans tous les textes de Beckett, au moment où une de ses histoires, une de ses "féeries", comme il les appelle, va commencer."

C’est peut-être Marie Depussé qui justement endosse, le temps d’une lecture, le rôle de chef d’orchestre : elle fait résonner les mots de Beckett, leur donne du relief, guidant ainsi le lecteur qui, grâce à son travail de lecture attentive, se trouve mieux à même de venir buter contre les aspérités du texte beckettien, source d’un étonnement sans cesse renouvelé. La sensibilité auditive dont témoigne Marie Depussé, à l’image de celle de Beckett, extrêmement soucieux de précisions rythmiques ou tonales, conduit alors le lecteur à (re)découvrir, sous une simplicité apparente, la richesse et le travail de la langue beckettienne conçue dans L’Innommable comme un "parloir", un lieu de passage, transitoire, chambre d’échos, de résonances. On serait même tenté de croire que cet ouvrage aide à repenser, ou plus exactement permet de "réfléchir", dans la mesure où "réfléchir", c’est "écouter plus fort", comme l’écrit Beckett lui-même dans son roman intitulé Molloy. Et c’est bien "l’exercice" – terme employé par Marie Depussé en guise de programme – auquel nous acceptons de nous livrer au cours de cette lecture.

Or, à force d’"exercice", de travail, de labeur, peut-être retournerons-nous à l’essence même du texte, à ce qui ne peut plus être réduit, afin de "retrouver la couleur de la terre".


* À lire également, notre critique de la biographie de Samuel Beckett : Beckett, James Knowlson