Un ouvrage passionnant proposant de définir un corpus cohérent d’axiomes de la pensée de droite. 

Dans un ouvrage limpide, Emmanuel Terray se propose de dégager les invariants de la pensée de droite, ce qui ne l’empêche pas d’en souligner les tensions internes, ces dernières étant notamment le produit des relations avec l’extrême droite et l’Eglise catholique.

Le constat, à l’origine de l’ouvrage, est sombre. Nos espérances ont été, pour l’essentiel, déçues, il nous faut comprendre pourquoi et, dans cette perspective, "l’ennemi est le plus sûr des maîtres". L’auteur s’inspire des principes de la stratégie, tels que les définit Clausewitz   (dont il est un spécialiste de l’œuvre), pour définir un corps d’axiomes permettant "d’appréhender les faits au travers des mêmes catégories" (p. 19). Ces axiomes dessinent un corpus cohérent vis-à-vis duquel les études ultérieures devront désormais se définir.

 

Une pensée de l’acquiescement

L’homme de droite est attaché au réalisme. Il faut entendre ici qu’il décrit le réel comme contraignant et, dès lors, qu’il se méfie de l’idéalisme, qui ignore le poids de la nécessité. L’adhésion à ce qui existe explique qu’il ne combatte nullement la modernité, ce qui le distingue du partisan du retour aux sources, le réactionnaire, avec lequel il est souvent confondu. Au sein de cette réalité, l’homme de droite ne rencontre que des individus singuliers : il s’oppose, en effet, à l’abstraction qu’implique la construction de catégories. En d’autres termes, dans la querelle des universaux (dont Terray a raison de souligner la permanence), il est radicalement nominaliste   .
Cette soumission au réel fait de la pensée de droite, une pensée de l’acquiescement, d’autant que le réel n’est valorisé que "sous condition de l’ordre" (p. 36). L’une des références de Terray, Jacques Maritain, un important penseur catholique, exprime clairement ce point : "Tout ordre, même l’ordre qui règne entre les démons, est divin comme tel, de même que le bien, et la mesure, et la beauté" (cité par l’auteur, p. 44). Cet ordre doit donc être défendu contre les "hordes sataniques", parce qu’il incarne la civilisation, celle-ci subissant la menace de ceux qui campent sous nos murs, les "populations à risques" des banlieues ou les jeunes "issus de l’immigration", ceux qui ont perdu tout sens moral et qui constituent une masse inassimilable.

Comment mieux défendre l’ordre qu’en légitimant l’inégalité ? Une inégalité inscrite dans la "nature des choses" qui préserve l’homme de droite des chimères universalistes, du type de celles qu’énonce la Déclaration des droits de l’homme. Loin de naître libres et égaux en droit, les hommes doivent admettre que "l’inégalité est la conséquence inévitable de la liberté" (Salvador de Madariaga, cité par l’auteur, p. 53). Mieux encore, elle seule autorise le progrès, comme Maurras aimait à le rappeler. A l’inverse de l’égalité "stérile et mortelle", l’inégalité célèbre la vie. Elle produit nécessairement des élites qui doivent disposer de l’autorité afin de briser toute exigence morale de solidarité entre égalité et justice : "Ce n’est pas être juste que de traiter de la même manière des êtres différents" (p. 59)   .

 

La méchanceté naturelle de l’homme

L’autorité, quelle que soit la diversité de ses formes, n’est ni la violence, le libre consentement lui étant nécessaire, ni la persuasion qui implique des volontés égales. Ceci explique que l’homme de droite manifeste une nette préférence pour l’autorité organisatrice (celle de Mitra dans l’hindouisme ou de Numa dans l’histoire de la royauté romaine) au regard de l’autorité fondatrice (celle de Varuna ou de Romulus), la première permettant de "perfectionner – donc de maintenir – l’ordre existant" (p. 73) alors que la seconde ne parvient pas à se garder du désordre.

La nécessité de l’autorité ne se réduit pas à la préservation de l’ordre. Elle a également des fondements anthropologiques : l’homme possède une nature (ce qui, à notre sens, ne spécifie nullement la pensée de droite, contrairement à ce que Terray laisse entendre) et, surtout, cette nature est mauvaise. C’est parce que l’être humain est fondamentalement méchant, et les passions égoïstes plus puissantes que nos penchants altruistes, qu’il a besoin d’institutions qui, comme l’Eglise, ont pour fonction de contrôler ses mauvais penchants. En outre, en incluant l’homme dans l’histoire naturelle, la pensée de droite évacue l’histoire. Cette dernière tend d’ailleurs à se répéter, la nature possédant une force telle qu’elle annihile les gesticulations humaines et nous préserve des chimères de la transformation sociale.

L’homme doit reconnaître les limites de l’action politique, d’autant plus que du point de vue de l’ontologie sociale, la société est première. On retrouve ici la méfiance de la pensée de droite envers la fiction d’un individu capable de conquérir son autonomie, méfiance qui la conduit à condamner le contractualisme, lequel suppose la primauté de la souveraineté individuelle. Terray, ici, met utilement l’accent sur la capacité émancipatrice de l’individualisme libéral dont le fondement est le caractère inaliénable des droits de l’homme. A ce parti des droits, il oppose celui des devoirs, cette opposition idéal-typique étant particulièrement heuristique. Mais il pourrait lui être objecté que le libéralisme économique a besoin de la liberté individuelle, tout particulièrement celle d’entreprendre, et qu’il implique une radicale distance envers la puissance tutélaire de l’Etat. L’auteur devance l’objection : "Tout se passe comme si la pensée de droite “classique”, contrainte par la force des choses d’abandonner le terrain de l’économie à l’individualisme libéral, prenait sa revanche dans le champ social, en appelant l’Etat à exercer sur les individus une surveillance et une tutelle rien moins que libérales" (p. 97).

Qu’en est-il du supposé attachement de la droite à la démocratie ? Il doit être compris, dans le droit fil de la primauté de l’autorité sur la persuasion, comme un choix en faveur de la décision par rapport à la délibération, et donc comme un privilège accordé à l’exécutif au détriment du législatif. De surcroît, la politique étant, selon Valéry, "l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde", nul, à droite, ne se plaindra du désintérêt grandissant des électeurs pour la chose publique.

 

La tentation des extrêmes

On perçoit, chemin faisant, au sein de la pensée de droite, une forte tension entre le libéralisme économique et le conservatisme social, tension encore aggravée de nos jours par l’avènement du capitalisme financier. Le risque est grand que dans ces nouvelles conditions, les dominants rencontrent d’importantes difficultés à préserver leur hégémonie, tant les fondements moraux de celle-ci paraissent friables. On peut, dès à présent, s’interroger sur la capacité à maintenir l’indifférence de la politique à la morale, d’autant que l’homme de droite a besoin du caractère contraignant de la prescription morale pour légitimer l’ordre existant. C’est une contradiction sur laquelle Terray a grandement raison d’insister (p. 140).

Enfin, dernier élément du corpus, l’homme de droite est profondément attaché à la nation. Mais en quoi son attachement se distingue-t-il du patriotisme républicain ? Essentiellement par le rejet, là encore, de toute abstraction universaliste qui pourrait conduire à donner, à l’instar de Montesquieu, la préférence "à l’autre sur le même ou au lointain sur le prochain" (p. 110). On a pu, tout récemment, constater à quel point le thème de la frontière est une condition nécessaire à la survie nationale. Du point de vue de la droite, il ne s’agit pas là de l’expression d’une quelconque xénophobie, car l’humanité, comme l’écrivait Maurras, n’existe pas : la nation contient "tout ce qui est réel dans la notion d’humanité" (Maurras, cité par l’auteur, p. 112). Dans le débat sur les deux grands types de conceptions de la nation, la pensée de droite choisit résolument de privilégier ce que certains auteurs ont nommé la "nation ethnique" (par opposition à la "nation civique") car "la communauté nationale, la Patrie, l’Etat ne sont pas des associations nées du choix personnel de leurs membres, mais œuvres de nature et de nécessité" (Maurras, cité par l’auteur, p. 114). De cette œuvre de la nature, il faut préserver l’intégrité, c’est-à-dire, comme Gobineau y insistait, la préserver du mélange.

Dès lors, on comprend que, selon les circonstances, la pensée de droite soit fortement tentée de se rapprocher des extrêmes, car, ainsi que le rappelle Comte évoquant la pathologie extrémiste, "ces cas anormaux ne différent de l’ordre normal que par leur degré d’intensité, sans offrir jamais un état vraiment nouveau" (cité par l’auteur, p. 122). On comprend également qu’elle ait trouvé en l’Eglise un soutien naturel : comment mieux assurer l’autorité que par le recours à la transcendance ?

Terray termine sa passionnante réflexion, comme il l’a commencé, sur une tonalité pessimiste. Citant les Mémoires de Zhao Ziyang, haut dirigeant chinois qui s’opposa aux massacres de Tian’Anmen, il écrit gravement : "Lecteurs de droite, entendez la leçon de Zhao Ziyang et ne vous inquiétez plus : il y aura toujours un ordre établi à défendre, et vous pourrez jouer le rôle qui vous est cher jusqu’à la fin des temps"