Une analyse approfondie des projets politiques des " décembristes ", ces officiers russes révoltés contre le tsar en 1825. 

Le 14 décembre 1825, après la mort du tsar Alexandre I, des officiers refusent de prêter serment au nouveau tsar, Nicolas I. La révolte est écrasée, cinq responsables pendus, d'autres exilés en Sibérie. Les "décembristes", tels qu’ils furent baptisés suite à cet événement, sont au cœur des débats sur l’évolution des conceptions politiques en Russie. Ce mouvement, à peu près occulté par l’historiographie tsariste et avec lequel les historiens soviétiques sont mal à l’aise puisqu’il s’agit d’une révolte de nobles, est finalement assez mal connu, et l’auteur tente d’établir un tableau des projets politiques de ses acteurs.

L'ouvrage met en perspective le mouvement décembriste dans son époque et en montre la diversité. Les décembristes ne sont pas apparus ex nihilo, aussi la première partie de l’ouvrage est-elle consacrée à la "naissance de la modernité", c’est-à-dire à l’évolution des conceptions politiques à la fin du dix-huitième et au début du dix-neuvième siècle. L’auteur met en lumière le rôle des souverains dans ces changements : en quête d’efficacité du pouvoir, ils ouvrent des débats repris et prolongés par les élites. Ainsi, Catherine II pose la question du meilleur ordre social et met en place "un simulacre d'État de droit"   qui ouvre la voie à la revendication d’un véritable État de droit. Les souverains commandent des projets de réformes, tel celui de Spéranski en 1809 qui, à défaut d’être appliqués, laissent à penser qu’un autre ordre social et politique est possible. Il faut donc, selon l’auteur, "oublier un clair-obscur autocratie-République trop marqué"   . Julie Grandhaye souligne aussi deux facteurs importants dans la diffusion de nouvelles idées : l’éducation qui se développe sous Alexandre I et les campagnes napoléoniennes qui mettent directement en contact de jeunes officiers avec l’Europe et ses débats politiques. De ce fait, "à l’aube du dix-neuvième siècle, la Constitution est devenue un principe politique évident."  

La deuxième partie traite des "discours de la modernité". Penser un nouvel ordre implique de créer un langage politique russe moderne, ce à quoi s’attachent les futurs décembristes. Un des enjeux est d’ancrer les nouvelles formes d'État proposées dans la réalité russe, de prouver qu’elles ne sont pas exogènes, d’où un regain d’intérêt pour certains épisodes de l’histoire russe, tels la république de Novgorod, et les concepts qui s'y rattachent.

Les décembristes ont en commun de défendre la toute-puissance de la loi et de revendiquer une souveraineté "d’exercice", c’est-à-dire qui se réalise dans la représentation. Ils se heurtent au problème du manque d’éducation dans une société encore organisée autour du servage. Des clivages apparaissent entre les décembristes autour de la conception de l'État, centralisé ou fédéral, et du problème de la représentation, encadrée ou non par un suffrage censitaire. Pour expliquer les divergences entre les différents projets des décembristes, Julie Grandhaye fait jouer l’opposition entre idée libérale et idée républicaine, l’une mettant au premier plan les droits individuels, l’autre les droits collectifs.

La troisième partie analyse les discours des représentants des trois sociétés dont sont issus les décembristes, la Société du Nord, la Société du Sud et la Société des Slaves Unis. Mouraviov pour les premiers prône une "fédération"   et propose un système censitaire. Pestel, chef de file de la Société du Sud, met l’accent sur l’unité et l’indivisibilité d’une République construite autour du peuple russe, refusant le fédéralisme comme élément de faiblesse et s’appuyant sur le suffrage universel. La Société des Slaves Unis, la moins développée, défend une République des Slaves sur le modèle fédératif.

Les projets politiques étudiés sont inachevés, il s’agit de pensées en formation qui n’ont pas eu le temps de mûrir. Cependant, Julie Grandhaye souligne qu’ils soulèvent des questions essentielles pour l’établissement d’un ordre politique en Russie, tel le fédéralisme et la possibilité de concilier unité et respect de la diversité, État unifié et autonomie régionale. L’auteur évoque la tentation de l’autoritarisme dans cet espace immense et divers   .

On peut considérer que les théories des décembristes constituent une grille de lecture pertinente des projets politiques ultérieurs. Mais était-il vraiment besoin d’intituler l’ouvrage La République interdite. Le mouvement décembriste et ses enjeux (XVIIIe-XXIe siècles) pour rappeler au lecteur qu’une bonne connaissance de l’histoire est nécessaire à la compréhension du présent ? On pourrait regretter que l’auteur cède à la tentation des parallèles historiques un peu rapides. Ainsi, le chapitre consacré à la société du Sud s’intitule "Russie Unie", du nom du parti au pouvoir actuellement, titre que l’auteur justifie en une ligne par le rapport au problème du "vivre-ensemble"   : une certaine dose d’autoritarisme serait nécessaire pour unifier un État immense et multiethnique. Le parallèle n’est sans doute pas inintéressant, mais il mériterait un développement pour dépasser l’appel à la polémique. Il en va de même de l’épilogue qui traite des années 1991-2011 : l’auteur compare les manifestations de décembre 2011 contre la falsification des élections au mouvement décembriste de 1825. Certes, on peut établir un parallèle entre les officiers décembristes et la classe moyenne, qui constituait le gros des manifestants, dans le sens où la revendication est portée dans les deux cas par des classes relativement privilégiées ; mais comment mettre sur le même plan le refus du système existant chez les décembristes et la volonté, au contraire, de faire respecter la loi ? De plus, le mouvement de 1825 a été durement réprimé, alors que les manifestations de 2011 ont été marquées par une tolérance relative nouvelle des autorités face au mouvement de rues et par une série de concessions, ou du moins de promesses de réformes.

Il reste que cette analyse extrêmement poussée et intéressante des théories décembristes donne de vraies clés de compréhension des enjeux de la construction étatique en Russie.