Comment entendre l’idée d’une émancipation par l’art à partir d’un marxisme revisité ? 

C’est assez curieusement, mais très efficacement, que l’auteur, professeur d’esthétique à l’université de Strasbourg, nous fait entrer dans son ouvrage. Titré Art et aliénation, il nous bascule d’emblée dans l’inverse de l’aliénation, l’émancipation. C’est dire si le lecteur doit se mettre d’emblée ce couplage aliénation/émancipation en tête pour aborder un ouvrage qui alors se propose de résoudre la question suivante : en quel sens les œuvres artistiques et littéraires peuvent-elles encore prétendre participer à un processus d’émancipation individuelle et collective, et en quel sens l’expérience esthétique peut-elle être malgré tout appréhendée en tant qu’expérience libératrice ?

Pour saisir ces nuances en tout rigueur, il faut encore souligner trois choses. La première : l’émancipation n’est plus à penser (l’a-t-elle jamais été ?) comme un geste unique et définitif. Lachaud le précise : « L’émancipation doit être conçue comme un mouvement ininterrompu ». La deuxième : Lachaud souligne deux expressions, dans son propos (encore et malgré tout), suggérant par là que la question est désormais débattue, qu’elle n’est donc plus aussi évidente qu’elle l’a été notamment sous l’égide du marxisme stalinien. La troisième : L’auteur se range donc sous un point de vue marxiste, cherchant à évaluer l’apport de cette pensée à la réflexion esthétique. Sous ces trois conditions, s’il n’est pas question pour l’auteur de chercher à nouveau à assujettir l’art et la littérature aux impératifs politiques (ou de le laisser faire), il reste à comprendre ce qui se noue et se joue dans les discussions sur la singularité de l’art, son autonomie et le caractère polémique de son langage.

La question de la subversion, on le sait, est intimement rattachée à l’art depuis longtemps, et d’ailleurs sous d’autres formes que marxistes, puisqu’on pourrait y inclure la volonté de provoquer, de choquer, de transgresser propres à d’autres veines idéologiques. Les uns affirment que l’art est en soi transgressif, les autres qu’il ne peut rien au monde dans lequel nous vivons, les troisièmes dénient à l’art tout engagement possible et les derniers déplacent le sens de la subversion de l’art au spectateur. D’une manière ou d’une autre, par conséquent, l’auteur n’a pas tort de reprendre ce dossier en main, et de rendre compte de l’essentiel dans une collection vouée à la pédagogie des questions établies.

L’ordonnancement de l’ouvrage est à cet égard classique. Après un chapitre consacré à l’art et la littérature selon Marx et Engels, l’auteur aborde successivement les points suivants : Art et révolution, la question du réalisme, la fonction critique de l’art, l’engagement, la contestation et la résistance en art, enfin la perspective de l’utopie (par l’art). Le champ des questions est ainsi bien balayé, dans le cadre imparti.

Passons sur le premier chapitre, dont le propos est assez synthétique, mais bien connu. Il rappelle d’abord que Marx et Engels, sur le dos desquels on met tant de choses, ont peu écrit sur les arts, et certainement ni une esthétique en tant que telle, ni une esthétique mécanique et dogmatique comme en élaborera une le stalinisme. En vérité ce chapitre est surtout intéressant par les notes de bas de page qui, en citant de nombreux auteurs modernes ou contemporains réinterprétant Marx et Engels, réveillent des textes depuis longtemps diffusés.

Plus intéressants sont les autres chapitres, pour qui connaît déjà ces questions. La référence à un « Octobre des arts » fait évidemment signe vers la Révolution d’octobre, entendue ici à partir du sens artistique qu’il est possible de conférer à cette expression. Disons qu’il est question du statut des Avant-gardes relativement à l’émancipation. Aussi est-ce d’abord Jean-Joseph Proudhon qui vient en avant, lui qui considère que l’art du passé ne peut constituer un modèle, et que l’art pour l’art (romantique) doit être condamné. Il prône le développement d’un art visant la saisie de la vérité du réel, et proposant une idée de ce qui est souhaitable, au nom de la Justice. Après lui, la radicalisation des Avant-gardes s’affirme. Mais Lachaud insiste à juste titre sur un point. Les Avant-gardes n’instaurent pas seulement des révolutions des formes, elles s’inquiètent fortement du goût public (Maïakovski), et du statut des spectateurs. Les tenants des Avant-gardes sont convaincus tant du pouvoir de transformation de la société par l’art que du pouvoir de transformation du goût par l’art. Enfin, l’auteur synthétise les données essentielles concernant la Révolution d’Octobre et les rapports de Lénine et Trotsky avec l’idéal d’un art émancipateur.

Ainsi pris dans la constellation marxiste, le lecteur débouche effectivement sur une série de débats. Notamment sur le débat dont le réalisme est le centre. En premier lieu, il s’agit bien sûr du « réalisme socialiste » et des batailles conduites par le célèbre Andreï A. Jdanov, dont beaucoup remarquent dès l’époque, et dans le champ marxiste, que ce personnage s’inspire d’un matérialisme vulgaire pour instrumentaliser les arts et la culture. De fait, d’autres voix, marxistes, s’élèvent pour contrecarrer cette politique des arts. Theodor W. Adorno ne sera pas le dernier à rappeler que seule une forme émancipée peut s’opposer à la domination existante. Ce qui est par conséquent remarquable ici, relativement à l’objet de l’ouvrage, c’est de voir s’affronter des conceptions entièrement opposées autour du même vocable : aliénation et émancipation. Le renversement des argumentations ne laisse pas peu perplexe, si chacun juge à la fois que l’essence de la société actuelle est l’aliénation, tandis que la libération peut et doit venir des arts. Et pourtant, ni les uns ni les autres ne parlent de la même chose. Où puiser l’idée d’un potentiel libérateur des arts et comment le défendre sans se laisser entraîner dans le réalisme conformiste ?

Le lecteur le reconnaîtra aisément. Qu’il connaisse déjà ces références ou qu’il en apprenne l’existence, les débats soulevés ne sont pas entièrement périmés. Car si les uns considèrent que les formes anciennes doivent subsister parce qu’elles demeurent les seules à se préoccuper des besoins du peuple, ils considèrent les formes nouvelles comme motrice de la promotion de l’individualisme émotionnel, élitiste et antipopulaire. Les autres, en revanche, en appellent à de nouvelles formes susceptibles de condamner le goût commun comme un goût formaté. À entendre énoncer ce dilemme, les oreilles contemporaines se réveillent. Et constater que des auteurs de l’époque (Walter Benjamin, Th. W. Adorno, Bertolt Brecht) sont encore cités de nos jours, en dit long sur la difficulté de sortir du débat tels que ses termes en sont posés dès cette époque.

Le débat sur la fonction critique de l’art n’est pas moins central à l’époque et de nos jours. Le déploiement de la postmodernité n’a pas complètement dissous la question. On trouverait de nombreux auteurs qui, aujourd’hui, se querellent encore autour de ces concepts. Lachaud les résume fort bien, et les actualise en rappelant que la revue Réseaux leur a consacré un volume entier (« Revisiter Adorno », Réseaux, N° 166, 2011, Ed. La Découverte). Adorno n’a jamais cessé, en effet, de penser que l’œuvre d’art peut, résistance active, dénoncer les insupportables irrationalités et absurdités de la société administrée. Elle se rebelle contre la fausseté du vécu.

De ce fait, nous sommes tout de même pris dans un dilemme. Les Avant-gardes historiques souhaitaient articuler révolution artistique et révolution sociale, mais leur projet, comme on le sait, a échoué. Plus précisément même, la culture s’est laissée emporter par la barbarie. Et la critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie.

Aussi toute la fin de l’ouvrage est-elle consacrée à de redoutables questions. L’émancipation procède-t-elle à partir de l’artiste, de l’œuvre ou du spectateur ? Pour un Sartre qui pense l’engagement de l’écrivain (plus que de son texte), d’autres répondent que ce n’est qu’esthétiquement qu’une œuvre est politique. Autant dire que la perspective d’une émancipation réduite à la résistance de l’art est devenue trop faible. Mais que dire d’un art militant, dont Olivier Neveux fait de nos jours le commentaire spécialisé ? Quelle signification donner à l’art coupé de tout projet d’émancipation politique ? Sera-ce un art destiné uniquement à plaire au bon goût communément pratiqué ? Mais alors nous sommes renvoyés à la question posée, et rappelée ci-dessus, par Maïakovski. Est-ce que Jacques Derrida, finalement, ne donne pas une clef de compréhension de ces éléments lorsqu’il affirme que l’œuvre suscite une modification du visible, des manières de le percevoir et de le dire, de le ressentir comme tolérable ou intolérable    ? En tout cas, l’auteur explore pour terminer son ouvrage les esthétiques majeures du temps, à la lumière des éléments posés comme des jalons, et que nous venons de résumer. En supplément, le lecteur pourrait confronter ces propos avec l’actualité artistique, par exemple le dernier DVD de l’artiste Robert Milin   .

Et de conclure, en revenant à la dimension du spectateur : "L’artiste ne cherche ni à analyser ni à démontrer. Il s’adresse à ceux qui se confrontent à cette existence perturbatrice qu’est l’œuvre d’art, à cette assourdissante utopie concrète, et qui entendront peut-être résonner au plus profond de leur intelligence et de leur sensibilité, pour s’en emparer dans un sursaut émancipateur, ce qu’annonce entre cri et chuchotement le poète !" en l’occurrence Mahmoud Darwich, cité en conclusion de ce parcours