Une histoire de la justice des trois derniers siècles qui retrace les rapports entre les institutions judiciaires et le pouvoir politique.

Près de dix années après sa troisième édition, l’Histoire de la justice de Jean-Pierre Royer, professeur émérite de l’université Lille II, connaît une quatrième édition augmentée de près de trois cents pages. Ouvrage collectif   coordonné par son premier auteur, cette Histoire, publiée grâce à l’initiative et avec le concours de Jean-Paul Jean, avocat général près la cour d’appel de Paris et professeur associé à l’université de Poitiers, a bénéficié de la collaboration de Bernard Durand, professeur émérite de l’université Montpellier I, ainsi que de Nicolas Derasse et Bruno Dubois, maîtres de conférences à l’université Lille II.

 

L’introduction rappelle fort justement que de nombreux travaux sur l’histoire judiciaire ont été publiés au cours de la dernière décennie, traitant de sujets " apaisés ", "renouvelés " ou encore " inabordés ". Si les éditions précédentes de l’ouvrage avaient insisté sur l’histoire politique de la justice " au sens de la place qu’elle occupe et qui lui est faite dans la cité et sur la justice pénale ", la présente entend également aborder l’histoire sociale de la justice, la justice coloniale ainsi que le bouleversement des années 2000-2010. Dans ce cadre, les trois derniers siècles de l’histoire judiciaire voient " le passage d’un État judiciaire à un État administratif, la genèse et le développement d’un service public de la justice. Toutes ces mutations se sont produites sur un fond de crise quasi constante et l’on a cessé de vivre deux coups d’État permanents et réciproques, celui de la justice contre le pouvoir et celui de l’opinion contre sa justice " (p. 25 et 1021).

 

Un préambule consacré au règne personnel de Louis XIV (1661-1715) explique que, sous l’Ancien Régime, " les liens essentiels caractéristiques du système français qui ont toujours uni pouvoir et justice n’ont jamais été aussi forts ", tout comme " l’enracinement de la justice dans la religion et ses origines populaires " (p. 35). L’ouvrage est ensuite divisé en trois parties "correspondant à trois temps qui sont autant de thèmes " (p. 26) : la justice royale (1715-1789), l’ère des révolutions (1789-1879) et la justice républicaine (1879-2010). Néanmoins, les deuxième et troisième parties occupent une place prépondérante   – ce qui fait de ce livre une histoire essentiellement contemporaine de la justice. Les " révolutions de la justice " (p. 221), comme la " républicanisation de la justice " (p. 674) couvrent, chacune, près d’un siècle.

 

Héritage : le XVIIIe siècle

 

Si la première partie traite du XVIIIe siècle, plusieurs " retours en arrière " éclairent les caractéristiques de l’appareil institutionnel et le monde de la robe. Le premier combine " juxtaposition et superposition " au point d’en faire un " imbroglio " judiciaire. Les différents ressorts et degrés de juridiction reproduisent les étapes multiples de la reconquête par le roi de son pouvoir de justice. La construction de l’État de justice se manifeste d’abord par la genèse du parquet : entrés, au terme d’une évolution, dans la magistrature, pour désormais, " faire corps " avec leurs collègues, les gens du roi exercent à la fois un double rôle judiciaire et politique. Mais ils demeurent tiraillés entre le roi et les magistrats. Par ailleurs, signe " omniprésent " du roi justicier, la justice retenue est " toujours en veille " (p. 36). Ainsi, la vénalité de la justice, perçue comme un gage d’indépendance, " n’était peut-être qu’une illusion, tant elle butait sur les organes de justice retenue " (p. 108). Le parlement de Paris, corps " fermé et souverain ", " modèle et langage " des autres Parlements et Cours souveraines (p. 56 et 55) occupe une place à part ; au-delà de ses compétences judiciaires et extra-judiciaires, il glisse progressivement – surtout au XVIIIe siècle – du juridique au politique.

 

Le statut des personnels est essentiellement un " cursus des honneurs " (p. 118). Si la magistrature est exercée après l’achat d’un office de judicature et un processus de cooptation, toutefois " aucun de ceux qui accomplissent au nom du roi leur devoir de justice… ne paraît vivre de son métier " ; restent alors " la dignité et l’honneur " (p. 118). Au sommet, la " robe " du Conseil du roi, cette " société d’hommes honnêtes ", jouit de " l’honneur et [de] la confiance du monarque " (p. 132-133). Parmi les auxiliaires de justice, l’avocat se taille la meilleure part ; il jouit d’une " indépendance pratiquement sans égale " mais qui, " paradoxalement fut moindre à l’intérieur qu’à l’extérieur du palais, vis-à-vis des magistrats que par rapport au souverain " (p. 146).

 

Enfin, la crise de la justice au XVIIIe siècle voit la remise en cause de l’organisation judiciaire monarchique. Les avocats et les magistrats se lancent dans les affaires publiques ; les premiers se révèlent plus contestataires et plus audacieux que les seconds. Les parlementaires français – renforcés par la doctrine parisienne de l’" union des classes " (1756) – s’expriment par leur " mode favori " : le droit de remontrances. La querelle du Greffe et de la Couronne s’envenime avec les difficultés financières, les " affaires " et les réformes judiciaires du chancelier Maupeou (1770) et du garde des Sceaux Lamoignon (1788). Les juristes proposent parallèlement deux types de réformes : une sorte de constitutionnalisme parlementaire et une aspiration à représenter la voix de la nation.

 

Fondation : la Révolution

 

La Révolution apporte des " réformes institutionnelles durables " et bouleverse la " société judiciaire " ; l’onde judiciaire est à la fois au centre de la Révolution mais en est également victime. Les Constituants (des avocats en grande partie) ont " ouvert un débat crucial dans les rapports entre pouvoir et Justice dont ils ne pouvaient mesurer les retentissements futurs et encore moins imaginer que deux siècles plus tard la querelle serait toujours aussi vive ! " (p. 253). En mettant " à la raison une bonne fois pour toutes ces juges qui, forts de leur statut d’intouchables, n’avaient que trop abusé d’un pouvoir imaginaire qu’ils s’étaient arrogé par une lecture tendancieuse de la constitution monarchique " (p. 1081), ils ont eu " le grand mérite d’inscrire la controverse dans l’histoire de la justice après la monarchie et lier ensemble ses deux ingrédients du contenu du pouvoir judiciaire et du sens de l’action de juger " (p. 254). Le jugement devient un " acte matériel d’application de la loi " (Cazalès), et le " référé législatif " restreint le pouvoir d’interprétation du juge. Ainsi, en biaisant d’emblée le principe de séparation des pouvoirs, en garrottant l’autorité judiciaire – désormais subordonnée –, les Constituants dissipent l’esprit de corps et soumettent le juge " au législateur davantage encore qu’à la loi ! " (p. 260).

 

La justice ne doit désormais être " qu’un simple cadre très léger au sein duquel l’homme régénéré pourrait s’exprimer librement " (p. 1082). Au civil, les révolutionnaires souhaitent restituer la justice d’État au peuple – " la source de toute justice est véritablement le peuple " – en simplifiant les procès. Des procédures conciliatoires sont conçues pour " déjudiciariser " un certain nombre de litiges. Les arbitrages contribuent au " recours minime à la règle de droit, à la loi (malgré leur “légicentrisme”) ", à la " primauté du bon sens, de la nature ". Ainsi, " ces juristes de la première génération révolutionnaire ont voulu briser le moule qui les avait vus naître, en voulant en sortir, ils ont renoncé à l’histoire et à leur propre histoire " (p. 262-263). Essentiellement à vocation rurale, la justice de paix doit être " prompte ", " facile " et " domestique " (cité p. 264). La justice contentieuse est tranchée par tribunal de district (avec appel circulaire) et, le cas échéant, par le tribunal de cassation. Au pénal existent trois degrés de tribunaux : simple police (infractions mineures), police correctionnelle (délits), et criminel (crimes). Le trajet d’une affaire criminelle passe des juridictions de canton (instruction préparatoire), de district (mise en accusation), puis du département (jugement avec un jury). Parmi les points notables, la police est séparée de la justice et l’accusation publique est exercée par l’accusateur public, homme du peuple élu, alors que la prescription sanctionnatrice est le fait d’un commissaire nommé par le pouvoir exécutif. Enfin, s’il y a des " juges élus mais point de magistrature ", les huissiers et les greffiers sont maintenus ; néanmoins, l’Ordre des avocats est supprimé (en raison de son affaiblissement et de son atonie).

 

Avec la Convention, " un pouvoir judicaire, celui-là même qu’avaient honni les premiers révolutionnaires, était en pleine renaissance au travers d’un nouvel arbitraire – improvisé – des juges que laissait passif un pouvoir politique trop occupé par ailleurs " (p. 372). Sous le Directoire, la justice doit retrouver la confiance des justiciables et un fonctionnement plus serein ; un Code des délits et des peines (allusion à Beccaria) est promulgué. Néanmoins, l’activité juridictionnelle reste toujours " dépendante de la fonction législative " et sous " la mainmise presque constante du pouvoir exécutif " (p. 422).

 

Synthèse : le Consulat et l’Empire

 

Les grands monuments des codifications ainsi que les grandes refontes procédurales façonnent un " impressionnant corpus " qui " recompose le monde judiciaire et rebâtit une justice " appelés à demeurer " pratiquement inchangés jusqu’à nos jours ". Pour Bonaparte, " le plus grand moyen d’un gouvernement, c’est la justice " et " il n’y a de liberté civile que là où les tribunaux sont forts " (p. 431). Si la Constitution de l’an VIII parle désormais d’" autorité judiciaire ", un " ordre à deux branches " – l’ordre judicaire et l’ordre administratif – est désormais créé. Le second – l’ordre administratif – vise à affirmer la supériorité de l’administration sur les administrés, mais aussi à protéger les droits et intérêts des particuliers contre l’arbitraire administratif. Des conseils de préfecture sont créés ; le Conseil d’État, rétabli, est pourvu d’une section du contentieux (décrets de 1806). Issu des lois de ventôse à celle du 20 avril 1810, l’ordre judiciaire se situe à mi-chemin entre l’Ancien Régime – la hiérarchie, avec plus de logique – et la Révolution – la rationalisation. Au civil, au côté du juge de paix (élu jusqu’en l’an X puis nommé), se pose la justice de droit commun : tribunal de première instance, tribunal puis cours d’appel, tribunal puis Cour de cassation. Au pénal, réorganisé de 1800 à 1810, la magistrature souhaite revenir à l’ordonnance de 1670 modifiée par certains acquis révolutionnaires – compromis entre la protection de la société et le respect des droits individuels résultant d’une infraction. En résulte une juxtaposition de deux phases de procédure qui peuvent s’annihiler : instruction préparatoire puis débat devant la cour d’assises. Enfin – " pesanteur des habitudes " – des juridictions d’exception sont créées.

 

Le " monde de la robe " est également recomposé. Les juges sont nommés par le Premier consul, mais ils sont inamovibles (sauf forfaiture) ; si le ministère public est reconstitué, il est considéré comme " agence du gouvernement " (p. 921), ce qui explique son amovibilité. Par ailleurs, des écoles de droit (monopole de l’État) devenues facultés (1804 et 1808) sont créées ; la licence en droit est (depuis 1810) demandée aux candidats à l’entrée de la magistrature en même temps qu’un stage de deux ans d’exercice au barreau. Si les huissiers et greffiers sont nommés par l’exécutif, les avoués (créés puis supprimés sous la Révolution) sont rétablis. Enfin, le barreau est reconstitué : le tableau des avocats (1804) précède l’ordre des avocats (1810) ; il est néanmoins placé sous la double tutelle des autorités judicaires locales et du ministre de la Justice.

 

Régulation et soumission : de la Restauration à l’avènement de la IIIe République

 

Placée à la croisée de révolutions politiques, industrielles ou sociales, l’histoire de la justice de cette époque est " paradoxale "(p. 491). Les institutions et le personnel judicaires se caractérisent par une continuité, hormis les vagues successives d’épurations menées à chaque alternance politique. Aucune réforme globale de l’organisation judicaire établie par l’Empire ne peut aboutir (p. 493) ; les gouvernements préfèrent donc " prendre les chemins plus immédiats de la justice politique et des juridictions d’exception ". En revanche, les changements s’expriment sur le plan de l’activité judicaire, qui est confrontée aux grandes mutations du temps – mutations que la justice " encadre, ou freine parfois " (p. 488). La révolution industrielle transforme profondément la société française. Les antagonismes politiques, mais aussi économiques et sociaux, créent une " atmosphère de conflit permanent qui investit la justice d’un rôle social essentiel " (p. 491).

 

La période affiche une concordance entre notabilité et magistrature ainsi qu’un cumul entre fonctions publiques, politiques et judicaires. Le barreau est progressivement " libéré " : l’élection du bâtonnier et des membres du conseil est autorisée (1830). Le Conseil d’État se stabilise et profite du passage de la " justice retenue " à la " justice déléguée " (loi de 1872 et arrêt Cadot, 1889). Enfin, concernant le contrôle de la société, il semble, à défaut d’études d’ensemble, que " la mission la plus probable du juge est-elle de défendre le modèle officiel, celui de la classe dirigeante, mais il se peut aussi que le magistrat précède la loi, soit par conviction ou préjugé personnels, soit même par incapacité à appliquer des dispositions qui ne correspondent plus à l’évolution des mœurs et des mentalités " (p. 552). Élément de régulation sociale, la justice encadre d’abord les populations, apprivoise la violence quotidienne ; elle propose des solutions judicaires aux conflits collectifs ou individuels (par les conseils de prud’hommes). Ensuite, elle défend la " bonne société " : elle compose avec les grands principes de la Révolution, et les réalités de la révolution économique et industrielle du nouveau siècle ; si elle garantit le libéralisme, elle prend également en considération l’individu (comme la politique pénale spécifique aux mineurs). Par ailleurs, même lorsqu’il s’agit de sanctionner les dérives les plus graves par l’enfermement, " la solution adoptée oscillera constamment entre rigueur et amendement " (p. 552), afin d’éviter la récidive, de prévenir et de guérir. Enfin, la peine de mort fut en débat et elle semblait prête à être abolie.

 

La justice est devenue " un instrument, et ceci à deux niveaux ". D’abord, il a fallu avoir recours à des " formes de justice proprement politiques " – procédure expéditive, secrète, écrite – ; en cela, " le XIXe siècle est celui de la justice d’exception et des grands procès politiques " : " la légitimation et l’affermissement du pouvoir sont souvent passés par ces voies judiciaires "(p. 619 et 621). Ensuite le personnel judiciaire a été contrôlé constamment ; " le procédé le plus immédiat et le plus efficace pour tous les régimes, est de recourir à l’épuration " (p. 619). Ainsi, " depuis la Révolution aucun régime ne s’accommode d’une jus-tice stable et indépendante des caprices du pouvoir " (p. 648).

 

« Installation » de la République (1880-1914)

 

L’" installation " de la IIIe République inaugure une période difficile de " républicanisation " de la justice. Les années 1880 sont d’emblée présentées comme " un faisceau " d’événements, de réformes législatives et judiciaires qui en font des années décisives, car elles viennent " reprendre pour tenter de l’achever une œuvre interrompue depuis Thermidor " (p. 677). Après une nouvelle épuration, l’ordre judiciaire et le Conseil d’État connaissent une " révolution judiciaire " par la reconnaissance du principe d’inamovibilité et la formation progressive de véritables professions judiciaires par l’esquisse d’une rationalisation. La simplification institutionnelle apparaît dans la loi de 1883 – loi de " combat " (p. 547) – ; les traitements de la magistrature sont relevés – mettant fin au " magistrat-propriétaire " et à la sélection sociale (p. 709) – et le personnel est réduit. Un statut de la magistrature est ébauché par l’institution d’un régime disciplinaire (simplifiée) autour du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) qui offre plus de garanties aux magistrats, ainsi que par une obligation de réserve posée pour la première fois en termes législatifs (p. 711). En outre, l’entrée dans la carrière ne se fait plus par la voie de la cooptation, mais par nomination du chef de l’État sur recommandation. Si le " mérite " remplace la " naissance ", le " patronage politique " est prépondérant dans la haute magistrature (p. 716). Ainsi, l’histoire du mode de recrutement de la magistrature n’est " que celle d’une longue et difficile libération, d’une douloureuse séparation entre pouvoir et justice " (p. 720). Quant au barreau, il subit des bouleversements : si sa place en politique s’amenuise, il est néanmoins la première profession judiciaire à accueillir des femmes (loi du 1er décembre 1900) et cesser ainsi leur assimilation aux… étrangers !

 

Néanmoins, la loi de 1883 a " insuffisamment assuré ses arrières " : le pouvoir peut " craindre les réactions du personnel sélectionné par ses soins devant les formidables mouvements de société ", comme en témoignent les " épreuves " de l’anticléricalisme – alors que beaucoup de magistrats sont de tradition catholique –, de l’antiparlementarisme, du boulangisme, des violences anarchistes, de l’antisémitisme – et particulièrement de l’Affaire Dreyfus. Ces " affaires " ont " affecté puis mis en jeu tout l’ensemble de l’appareil judiciaire français " et ont, une fois de plus, " convoquée " la magistrature et le barreau " à prendre parti pour ou contre la République " (p. 750-751).

 

Parallèlement, la justice dans les colonies, sous la IIIe République, a été « le symbole le plus marquant du système colonial, tant elle fut déchirée entre la vision idéale d’une justice républicaine “absolue” et la réalité d’une justice impériale arrimée aux “nécessités” de la colonisation » (p. 805). Au-delà des particularités liées aux localités, les traits caractéristiques de l’organisation judiciaire sont la pratique constante de l’intérim, les juges uniques et les compétences élargies (p. 810). La magistrature – amovible – est placée sous la soumission du gouverneur et sous dépendance du Procureur général, chef du service judiciaire, qui a autorité à la fois sur la justice française et sur la justice indigène. Cette justice est " simple, expéditive, voire arbitraire ", avec le cumul des fonctions de procureur et de juge, des magistrats " à tout faire ", visant " au plus pressé ", et dont les fonctions sont parfois exercées par un administrateur (p. 857, 840, 842 et 851). La justice se trouve néanmoins sous le contrôle de la Cour de cassation et du Conseil d’État.

 

« Confirmation » de la République (1914-1970)

 

Le XXe siècle " terrible " : guerre, affairisme, antisémitisme, conquêtes coloniales et guerres de libération, épurations et règlements de comptes en tout genre entre la politique et le judiciaire (p. 869). La " recherche obsessionnelle du responsable "– c’est-à-dire l’étranger et le Juif, après l’Église et l’aventurier politique – conditionne une bonne partie de la vie judiciaire (p. 871). Au début de la Première Guerre mondiale, le monde judiciaire est pénétré par l’idée que " le patriotisme, qui implique un sens du devoir sans limite, est synonyme de défense du Droit " (p. 875). Afin de satisfaire la permanence du service de justice, le système repose, dans les premiers jours, sur le déplacement de magistrats, la délégation. Néanmoins, l’enlisement du conflit entraîne une réorganisation permanente du service de justice. La guerre fait ainsi passer des mesures à plus long terme – fruits de travaux entrepris avant la guerre – : le gouvernement peut changer l’implantation des juridictions et déplacer géographiquement les magistrats, devenus les hommes à tout faire : " instruire et juger, au civil dans la foulée du pénal, ici et là " (p. 889). Le nombre des ordonnances de référé augmente considérablement et des activités judiciaires nouvelles concernant l’état des personnes et l’état civil se développent (disparitions, administrations provisoires, autorisations maritales, mariages de militaires, envois en possession). 

 

L’entre-deux-guerres voit le retour de la " manie réformatrice ". Les réformes judiciaires souhaitent remédier à l’insuffisance du personnel en améliorant la condition des hommes – par le biais d’une amélioration des traitements – et simplifier l’organisation des tribunaux par le moyen d’une rationalisation forcée (p. 919 et 911). Si plusieurs lois et décrets-lois (1919, 1926, 1929, 1930) ont été pris, cependant " les textes clairs comportant des suppressions brutales, de postes, ou, a fortiori, de tribunaux, ont échoué ". Il faut donc " user de biais divers pour tenter d’atteindre le but, d’où les débats sur le juge unique et sa variante " (p. 918). Parallèlement, la magistrature est en quête d’indépendance : elle cherche à secouer son joug, tout en essayant de s’ouvrir à la nouvelle société, posant la question de l’entrée des femmes dans le corps. La question de l’avancement fait l’objet du décret du 20 février 1934   . Par ailleurs, le décret du 10 janvier 1935 – toujours en vigueur – interdit aux magistrats de " provoquer en leur faveur… toute autre intervention que celle de leurs supérieurs hiérarchiques " (cité p. 924). Le barreau doit, quant à lui, reconstruire son identité : il cherche à " rebâtir son univers de liberté tout en concédant à l’indispensable modernité " (p. 920)   . Un an après le décret du 20 juin 1920 qui rattache désormais le titre d’avocat à l’exercice réel de la profession, Jean Appleton fonde, en 1921, l’Association nationale des avocats (ANA) : le syndicat va ainsi défendre des intérêts professionnels communs et sortir les barreaux de leur isolement, surtout face à la capitale. Désormais l’avocat sera " le soutien sobre, efficace et compétent d’un dossier qui comptera plus par ses pièces que par le parti que le plaideur pourra en tirer, l’exemple à méditer sera l’avoué " (p. 932-933)…

 

Le 27 janvier 1941, le maréchal Pétain, cumulant les pouvoirs exécutif et législatif, se fait attribuer des pouvoirs " judiciaires "(Acte constitutionnel n° 7). La justice, est " une fois de plus… convoquée pour la réalisation de ce grand dessein de régénération, de purification " (p. 951). Il faut donc " rappeler régulièrement à la magistrature qu’elle n’est pas un ordre contemplatif mais qu’elle met en ordre la société " (p. 952). La plupart des magistrats prêtent serment de fidélité au maréchal (Acte constitutionnel n° 9 du 14 août 1941), n’y voyant qu’un acte formel ; quelques-uns résistèrent, comme certains ordres d’avocats qui refusèrent toute allégeance au maréchal. L’inamovibilité est suspendue et plusieurs épurations atteindront la magistrature (spécialement les Juifs et les francs-maçons). Par trois lois du 26 juin 1941, un " statut complet " est donné aux avocats : par la première, le barreau gagne en organisation ce qu’il perd en liberté : si le bâtonnier est élu et l’ordre administré par un conseil, le barreau n’est plus " maître de son tableau " et le procureur général retrouve toute son emprise sur la vie interne de chaque ordre. La seconde loi institue un CAPA (exigé en plus de la licence en droit). La troisième loi étend leur monopole de plaidoirie à toutes les juridictions. Vichy réalise ainsi " des réformes attendues depuis longtemps " (p. 969-970). Les affaires politiques et certaines espèces au civil (spécialement la famille) font croître le contentieux. Afin de juger plus sévè-rement les crimes et délits, l’acte dit loi du 25 novembre 1941 réalise un échevinage complet. Une partie des affaires pénales est également traitée par les nombreuses juridictions d’exception aux compétences enchevêtrées (p. 972). Par ailleurs, " il n’y a jamais eu autant que sous Vichy de membres du Conseil d’État dans les cabinets ministériels. L’absence de Parlement offrait aux juristes de la Haute juridiction l’opportunité historique d’exercer sans limite la fonction de conseiller du gouvernement : faire la loi, et pas seulement donner son avis sur les projets de texte " (p. 976). Enfin, après l’été 1941, s’opère l’éclatement de la justice d’exception, instaurant un véritable " terrorisme légal "… À la Libération, la magistrature de l’ordre judiciaire et du Conseil d’État connaît l’épuration ; outre le maréchal, les dignitaires et les collaborateurs sont jugés.

 

Les vingt-cinq années qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiales sont considérées comme une période de transition. La justice sous la IVe République, malgré un courant réformateur issu de la Résistance, se situe dans la continuité avec la IIIe : une grande misère matérielle, une dépendance au politique et des secousses liées à des affaires retentissantes ainsi qu’aux grands événements qui affectent la société française, notamment les conflits politiques et sociaux, la guerre froide et la décolonisation (p. 1021). La magistrature connaît alors une crise : " Tout était à bâtir ou à refaire : recrutement, formation, statut, recomposition de la carte judiciaire, les problèmes étaient liés entre eux et les solutions interdépendantes " (p. 1026). Les magistrats fondent plus d’espoir pour les représenter et les défendre dans l’Union fédérale des magistrats (UFM), association créée le 30 novembre 1945 unifiant le siège et le parquet, que dans le CSM. L’UFM permet la constitution d’un esprit de corps, d’affirmer une volonté d’indépendance et de trouver sa place dans les institutions républicaines, comme en témoigne le premier numéro de sa revue, Le pouvoir judiciaire, parue en 1946 (p. 1118). Enfin, l’ouverture de la magistrature aux femmes permet la féminisation progressive du corps, qui ne sera vraiment sensible qu’à partir des années 1960-1070 (p. 1036). Au cours de la IVe République, l’institution judiciaire est restée " faible et contestée ". Néanmoins, les défauts de la justice pénale entraînent des réformes de la procédure. En 1953, le rapport de la commission Besson aboutit au vote de la loi du 31 décembre 1957 instaurant le Code de procédure pénale qui se substitue au Code d’instruction criminelle."

 

De l’aveu même du général de Gaulle une " profonde réforme judiciaire était donc indispensable " ; le 22 décembre 1958, sur proposition de Michel Debré, garde des Sceaux, sont publiées simultanément les grandes ordonnances de 1958   qui, en retouchant le statut de la magistrature et l’organisation judiciaire, allaient " recentrer la justice au cœur de l’État " et " construire une justice digne d’un État moderne " (p. 1079). Cette rationalisation marquait une volonté de reprise en mains du pouvoir central sur les juges et les notables locaux " (p. 1080). De surcroît, rompant avec la tradition révolutionnaire, les Constituants instituèrent un Conseil constitutionnel qui participera, à partir de 1970,  à l’extension de la place et du rôle du juge… dans la société " en en faisant " un véritable créateur de droit " (p. 1086).

 

La réforme embrasse trois domaines. Le premier concerne la carte judiciaire : dans chaque département figure un (au moins) tribunal de grande instance à forme collégiale, des tribunaux d’instance, trente-cinq cours d’appel, avec compétence élargie à l’égard de tous les tribunaux particuliers et dotées d’une nouvelle chambre, la chambre sociale. Par ailleurs, trente-cinq tribunaux administratifs succèdent aux conseils de préfecture   . Le deuxième axe a trait au recrutement et à formation : outre l’instauration d’un concours, le Centre national d’études judiciaires (CNEJ) – devenu École nationale de la Magistrature (ENM) en 1970 – est créé. L’enseignement fait " une plus grande place aux évolutions sociales et économique " et " ne se cantonne plus simplement à la technique du droit " (p. 1092). Avec l’école c’est l’idée " une dynamique de “grand corps”, seule susceptible de rehausser le prestige d’une profession " qui prévaut, mais "avec, en toile de fond, la reprise en main de la justice par l’État " (p. 1093-1094). Enfin, le statut des magistrats est modifié, les  libérant ainsi de " cette course d’obstacles " qu’était leur avancement et qui " risquait d’altérer à chaque instant leur esprit et leur jugement " (p. 1095). Si le chef de l’État est le " garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire ", il s’agit néanmoins d’"une caution très pressante et très présente ", qui ne laisse que bien peu de place au CSM. Ainsi, malgré l’importance des réformes de structure, il y a peu de changements réels intervenus dans le fonctionnement de la justice. Si elles achèvent " le lent travail de rationalisation et de simplification qui s’accomplissait depuis la Révolution " (p. 49), les réformes judiciaires de 1958 sonnent néanmoins plus comme " le temps fort d’une évolution que comme une révolution " car " leurs répercussions sur la justice, précipitées par les événements de mai 68, ne se feront véritablement sentir qu’une décennie plus tard " (p. 1021).

 

" Consolidation " de la République (1970-2010)

 

Les années 1970 apparaissent comme " la césure la plus nette, à partir de laquelle se consolide véritablement un système ". La justice a même " plus changé au cours des années 1970-2000 " – les " trente glorieuses de la justice " – qu’en deux siècles, en raison de la place qu’elle a prise dans une société de plus en plus judiciarisée, de son émancipation vis-à-vis du politique, et l’emprise croissante des juges administratif et constitutionnel. Outre la féminisation des professions judiciaires, consécutive à celle des Facultés de droit, l’éclosion syndicale tient une place grandissante. La syndicalisation de la magistrature, avec le Syndicat de la Magistrature (SM), créé en 1968, est " la conséquence de la lente formation d’une identité propre à la magistrature formée à Bordeaux "   . Le SM s’ouvre " vers l’extérieur, vers les autres professions et organisations judiciaires, vers les partenaires sociaux " (p. 1115), et a porté comme revendication première l’indépendance des magistrats vis-à-vis du politique. Cependant, l’organisation majoritaire dans la magistrature, héritière de l’UFM, demeure l’Union syndicale des Magistrats (USM). Enfin, l’Association professionnelle des Magistrats est créée en 1981. Quant aux organisations d’avocats, si la Confédération nationale des Avocats prolonge l’action de l’ANA, le Syndicat des Avocats de France (SAF) est créé en 1973, dans le sillage du SM. Engagé en faveur des libertés contre l’appareil répressif d’État et se fixant comme objectif une autre défense, en faveur des plus démunis pour un meilleur accès au droit et à la justice, le SAF cherche à éviter la césure de la profession entre les avocats (p. 1122-1123). Enfin, à côté des organisations syndicales, les associations d’avocats se sont multipliées selon les secteurs d’activité ; ainsi, en 1990, le Conseil national des barreaux est créé.

 

À côté de l’éclosion syndicale, la demande de justice tient une place grandissante. Des années 1970 jusqu’à la fin des années 1990, les contentieux explosent, aussi bien dans l’ordre administratif que dans l’ordre judiciaire   , renforcée par la frénésie législative. La justice " ne constitue plus un recours, mais elle est devenue une instance de régulation des rapports entre les individus " (p. 1226). En résulte un développement de l’aide juridictionnelle ; ainsi, de la loi du 22 janvier 1851, premier texte en la matière, à la loi du 10 juillet 1991, facilitant l’accès au droit dans le cadre de conseils départementaux de l’accès au droit (CDAD), " on est passé du concept d’assistance à celui d’aide "(p. 1134). Par ailleurs, les victimes, trop longtemps marginalisées ou maltraitées par l’institution judiciaire, sont progressivement reconnues : à la suite des Commissions d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI) créées en 1979, se met en place un réseau national des associations d’aide aux victimes. La loi du 15 juin 2000 fait évoluer le " dispositif d’aide aux victimes à celui des droits des victimes ", et la loi dite " Perben II " du 9 mars 2004 ajoute un volet élargissant les droits des victimes dans la procédure. Enfin, face à l’augmentation et au rajeunissement de la population carcérale ainsi qu’à l’immense vague de révoltes et de mutineries carcérales, le Groupe d’information sur les prisons se constitue, en 1971, autour de Michel Foucault   pour " sortir la prison de son silence séculaire et sensibiliser aux conditions de vie intolérable " (p. 1138). Le président de la République déclare que " la prison ne doit être que la privation de la liberté " (cité p. 1139). La loi du 11 juillet 1975 prévoit ainsi des peines de substitutions afin de " resocialiser " les détenus. Avec l’Alternance, la loi du 10 juin 1983 institue de nouvelles peines de substitution à l’emprisonnement, comme le travail d’intérêt général.

 

Parmi les nombreuses autres réformes, la loi du 2 octobre 1981 établit le droit pour les particuliers de saisir la Cour EDH en cas de violation de la Convention EDH, et la loi du 9 octobre 1981 abolit la peine de mort. Dans les années 1990, la grande vague de moralisation de la vie publique à la suite d’un nouvel afflux d’" affaires politico-financières " et la volonté accrue d’indépendance des juges d’instruction aboutissent à un affrontement violent entre justice et politique. Le " changement professionnel " des débuts de la Ve République a ainsi entraîné un " changement générationnel " dans lequel règne l’esprit de solidarité d’un véritable " corps professionnel " (p. 1163-1164)   . À la suite de la commission de réflexion sur la justice présidée par Pierre Truche, premier président de la Cour de cassation, un programme gouvernemental de réformes législatives est mis en ouvre. C’est ainsi que sont votées la loi du 15 juin 2000 renforçant la présomption d’innocence et les droits des victimes, et les lois dites " Perben I et II " des 9 septembre 2002 et 9 mars 2004 – la se-conde constituant un " monument législatif qui adapte la justice pénale aux évolutions de la criminalité " (p. 1195). L’avocat ne cesse de " progresser auprès de son client depuis qu’il a pu pénétrer dans le cabinet du juge d’instruction aux termes de la loi Constans de 1897 " (p. 1177). La possibilité d’un appel en matière criminelle, par la loi de 2000, constitue la fin du mythe révolutionnaire de la souveraineté du jury populaire. Enfin, le service public de la justice connaît une modernisation, avec le développement des MJD, la création des guichets uniques de greffes dans les tribunaux, la mise en place de pôles financiers, etc. (p. 1178-1179)… Néanmoins, non seulement il n’y a pas eu de grande loi pénitentiaire, mais le projet de réforme constitutionnelle relative au CSM a échoué (p. 1178-1181).

 

La fin du siècle semble correspondre à la " fin d’un cycle d’émancipation de la justice vis-à-vis du politique ", marquant le " retour de l’histoire longue de la magistrature " (p. 1108). À partir de 2002, encouragées par l’exigence sécuritaire, les réformes pénales " se succèdent à un rythme accéléré marquant l’extension des prérogatives de la police et du parquet revenus sous l’autorité directe du garde des Sceaux " (p. 1154). L’instauration du plaider-coupable en 2004, des peines-planchers en 2007, de la rétention de sûreté en 2008, constituent " les réformes symbolisant un droit pénal post-moderne " (p. 1193). La promulgation du Nouveau Code pénal en 1994 aurait dû stabiliser ce droit pour plusieurs décennies ; or, il y eut soixante-dix lois modificatrices de fond et de procédure depuis (p. 1194-1195) ! " L’idéologie victimaire et la figure du récidiviste emportent les principes humaniste du droit pénal sur leur passage " (p. 1195). Par ailleurs, l’existence même du juge d’instruction est mise en cause, après l’impact considérable de l’affaire dite d’Outreau (p. 1154) : " le modèle du jeune juge, emblématique des années 70, devient une figure de fragilité et de risque pour les citoyens " (p. 1193), ce qui entraîne une réforme du régime de responsabilité des magistrats, du recrutement et de la formation de l’ENM. 

 

Enfin, la réorganisation et la modernisation du service public de la justice – illustrées notamment par la réforme de la carte judiciaire conduite par la garde des Sceaux en 2007 – se conjuguent avec un fort renouvellement générationnel en train de s’opérer dans la magistrature française : " des juges et des procureurs plus nombreux, une place grandissante occupée par les femmes et des personnes issues d’autres modes de recrutement que le concours étudiant de l’ENM ; des magistrats plus exposés à une opinion exigeante, et tous s’interrogeant sur les recompositions en cours dans l’exercice de fonctions de plus en plus nettement séparées entre parquet et siège, mais toutes désormais inscrites dans l’espace judiciaire européen " (p. 1207-1208). " L’identité professionnelle, les conditions éthiques, déontologiques et matérielles des différentes fonctions de magistrat " suscitent l’interrogation des juges qui ont eu à statuer sur des affaires fondamentales pour la société (responsabilité, indemnisation du  " préjudice d’être né ", conception de la famille, liberté d’expression, validité des plans sociaux), et de plus en plus en référence aux normes européennes et internationales (p. 1210-1211)... 

 

L’ouvrage s’achève par les procès de Barbie, de Touvier et de Papon, permettant de passer progressivement du " voile de l’oubli " au " devoir de mémoire " (p. 1227). Apparus dans la déclaration publiée le 18 mai 1915 par la France, la Grande-Bretagne et la Russie après le massacre des Arméniens, les crimes " contre l’humanité et la civilisation " figurent dans les accords de Londres du 8 août 1945 et sont repris par plusieurs conventions internationales. Ils font l’objet d’une loi française du 26 décembre 1964, votée à l’unanimité, qui tend à en cons-tater leur imprescriptibilité " par leur nature". La loi a construit du temps et forgé un espace dans lequel allait pouvoir s’inscrire ultérieurement le réexamen historique et juridique du passé (cf. Y. Thomas). Un double obstacle juridique a été levé : celui de la prescription et celui de la non rétroactivité des lois (p. 1232). Des trois procès, celui de M. Papon – le plus long de l’histoire judiciaire française – met en cause l’attitude de l’administration durant l’occupation et se penche sur la complicité de crime contre l’humanité. Après la condamnation de M. Papon, le Conseil d’État, par un arrêt du 12 avril 2002, rompant avec sa jurisprudence antérieure, affirme clairement la continuité de l’État et corrélativement sa responsabilité (p. 1242-1245). Au-delà de ces trois procès, la question de la compatibilité entre vérité judiciaire et vérité historique est posée. La justice a besoin de l’histoire pour comprendre le contexte, pour " resituer les faits dans un univers reconstruit " (cf. Y. Thomas, cité p. 1247). Si les historiens, " experts du contexte ", ont été convoqués par les juges, c’est parce que, dans leur esprit, l’histoire nationale devait être rectifiée (p. 1248). Ainsi en quête d’histoire, les juges ont connu la tentation de faire eux-mêmes de l’histoire – voire même de juger la méthode historique –, avec comme conséquence logique de l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, le risque d’anachronisme judiciaire. Si la Shoah " porte en elle un appel à des rites collectifs de purgation du passé et la scène judiciaire tient une place dans ces mécanismes, relayant et amplifiant le travail des historiens " (p. 1251), l’utilité de tels procès est néanmoins débattue : sont-ce des procès seulement symboliques et inefficaces ou, au contraire, constituent-ils une pédagogie civique de la mémoire (p. 1252-1254) ?

 

 

L’histoire contemporaine de la justice est d’abord l’histoire de tensions et de luttes avec le pouvoir politique. Les relations souvent conflictuelles du roi avec " ses " juges sous l’Ancien Régime ont convaincu les révolutionnaires de reléguer l’autorité judiciaire. Subordonnée au pouvoir, confrontée aux mutations de la société, renvoyée à la question de sa légitimité, la justice moderne s’est construite dans la douleur. Plus que les régimes politiques, les grandes césures sont celles de l’an VIII et des années 1960. Une nouvelle ère voit le service public de la justice composer avec les modèles européen et international et se poser en défenseur de l’État de droit... 

 

La richesse de l’information, servie par une abondante bibliographie (principe de l’excellente collection " Droit fondamental "), fait de cet ouvrage – qui est plus qu’un manuel – un appel à approfondir de nombreux champs de l’histoire judiciaire contemporaine : l’histoire de la procédure – et spécialement l’histoire politique de la procédure civile   et l’histoire comparée de la justice.