Une lecture rigoureuse, novatrice et stimulante du renversement par Husserl du renversement copernicien opéré par Kant.

En une page désormais célèbre de La force de l’âge, Simone de Beauvoir raconte comment Sartre a été initié à la phénoménologie en 1933, lors d’une discussion avec l’un de ses anciens condisciples, Raymond Aron, qui revenait d’un séjour d’études en Allemagne :

Nous passâmes ensemble une soirée au Bec de Gaz, rue Montparnasse ; nous commandâmes la spécialité de la maison : des coktails à l'abricot. Aron désigna son verre : "Tu vois, mon petit camarade, si tu es phénoménologue, tu peux parler de ce cocktail, et c’est de la philosophie !". Sartre en pâlit d'émotion, ou presque : c'était exactement ce qu'il souhaitait depuis des années : parler des choses, telles qu'il les touchait, et que ce fût de la philosophie. Aron le convainquit que la phénoménologie répondait exactement à ses préoccupations : dépasser l'opposition de l'idéalisme et du réalisme, affirmer à la fois la souveraineté de la conscience et la présence du monde, tel qu'il se donne à nous   .

Affirmer à la fois la souveraineté de la conscience et la présence du monde tel qu’il se donne à nous : belle formule qui, dans la tension même qu’elle indique entre deux polarités (la conscience constituante et le monde apparaissant), résume fort bien la façon dont la phénoménologie de Husserl a été accueillie, discutée, controversée et tiraillée entre différentes écoles qui, au cours du siècle précédent, se sont réclamées d’elle. L’on pourrait avancer l’hypothèse que l’une des raisons pour lesquelles la phénoménologie husserlienne aura exercé un tel effet de fascination sur les intellectuels de l’entre-deux guerres et d’après-guerre (notamment en France), et ce jusqu’aujourd’hui, tient justement à ce qui a rapidement été perçu comme une indécision ou une indétermination de cette philosophie nouvelle, dont l’on ne sait si l’on a affaire avec elle à une nouvelle mouture de l’idéalisme ou à une forme inédite de réalisme.

Deux ouvrages récents issus de la tradition phénoménologique française illustrent remarquablement cette tension entre deux types de lecture et, aussi bien, entre deux types d’héritage. L’ouvrage magistral de Jean-François Lavigne paru aux PUF en 2005, Husserl et la naissance de la phénoménologie, reconstitue patiemment, en presque 800 pages d’une grande érudition, le tournant idéaliste de la phénoménologie husserlienne entre 1900 et 1913, jugé à ce point problématique par les premiers élèves de Husserl (Adolf Reinach, Theodor Conrad, Hedwig Martius, et plus tard Roman Ingarden et Edith Stein) qu’ils n’ont pas hésité à prendre des distances avec le maître, provoquant ainsi le premier schisme de l’école phénoménologique, qui en connaîtra bien d’autres. L’ouvrage dont il va être question ici, signé par Dominique Pradelle, est le juste pendant de celui de Jean-François Lavigne, en ce qu’il met l’accent sur l’autre versant de la phénoménologie, dont il ne s’agit certes pas de dire qu’elle restaure une ontologie réaliste, mais qu’elle n’est pas un subjectivisme qui réglerait les structures de l’objet sur celles du sujet, puisque, à l’inverse, elle s’emploie à montrer que ce sont les structures du sujet qui s’ordonnent à celles des types d’objets.

La révolution copernicienne sens dessus-dessous

L’ouvrage de Dominique Pradelle s’adresse indéniablement à un public, comme l’on dit, averti, et il apparaîtra sans doute, aux yeux même de ce public, comme l’un des meilleurs, des plus rigoureux et des plus exigeants parus depuis longtemps. Mais la parfaite clarté avec laquelle l’auteur présente les résultats de ses recherches nous paraît pouvoir lui attirer un lectorat plus large que celui des seuls spécialistes. L’opposition permanente à la philosophie kantienne, dont l’auteur démontre qu’elle aura constitué une dimension structurale de la phénoménologie husserlienne, présente de ce point de vue de grandes vertus pédagogiques, dans la mesure où elle aide à mieux comprendre les enjeux exacts de la phénoménologie que Dominique Pradelle résume en une formule en disant qu’il en va toujours, en phénoménologie, de dépasser la révolution copernicienne.

De quoi est-il question dans la fameuse révolution copernicienne dont l’on sait qu’elle a servi à Kant de titre général du criticisme ? Le renversement copernicien désigne le principe en vertu duquel les structures de l’objet connaissable sont réputées devoir se régler sur celles du sujet connaissant. Les actes synthétiques du sujet transcendantal, pris dans la diversité de ses facultés (sensibilité, imagination, entendement, raison), sont chargés de la fonction de conférer identité, sens et validité aux corrélats objectaux de la conscience, c’est-à-dire les objets de l’expérience.

L’objection principielle de Husserl à une telle démarche est la suivante : la thèse selon laquelle l’objet de connaissance doit se régler sur la connaissance elle-même ne risque-t-elle pas d’induire un relativisme anthropologique, comme tel porteur de scepticisme   ? Si, par exemple, les conditions de notre sensibilité nous sont rigoureusement propres, alors nous ne pouvons pas nous prononcer sur les choses de l’intuition sensible abstraction faite du sujet qui intuitionne, ce qui veut dire aussi bien que les conditions de l’intuition sont converties en simple structure anthropologique factuelle.

Le renversement systématique qu’opère Husserl vis-à-vis du renversement copernicien de Kant tient à ce que, en phénoménologie, ce  n’est pas le type de subjectivité connaissante qui détermine les structures de l’objet de connaissance possible, mais à l’inverse l’essence de l’objet intentionnel qui prescrit à tout sujet connaissant une structure régulatrice et un mode d’appréhension spécifique. Le célèbre mot d’ordre « retour aux choses mêmes » signifie précisément que l’essence de l’objet détermine son mode de donnée (et non pas la structure native du sujet connaissant qui déterminerait l’essence des objets auxquels il peut avoir accès) – bref, que c’est toujours l’objet qui sert de fil conducteur transcendantal pour cerner l’essence du sujet.

Identité de l’ego pur et désubjectivisation des facultés transcendantales

Et de ce sujet, il faut commencer par dire qu’il est absolument irréductible à du substantiel, à un substrat de propriétés permanentes – qu’il est une chose, si l’on veut, douée de traits ou de dispositions parmi lesquelles figureraient les facultés. Le sujet transcendantal qui constitue les objets de l’expérience n’a pas de propriétés, il a des modes de comportement, c’est-à-dire des manières de se rapporter à…, ou de se diriger sur…, une relation intentionnelle, que l’on peut expliciter comme des modalités de son activité ou des modalités de sa passivité, mais en aucune façon comme une sorte d’appareillage inné de pouvoirs persistants. Comme le dit Dominique Pradelle, paraphrasant Musil en une formule sur laquelle nous reviendrons : l’ego pur est un sujet sans qualité   , un centre fonctionnel ne possédant aucun fonds substantiel de dispositions personnelles, de facultés, de traits de caractère, etc., susceptibles de varier dans le temps. 

Que deviennent dans ces conditions les facultés traditionnelles du sujet (sensibilité, imagination, entendement, raison) ? Elles sont désubjectivisées, c’est-à-dire qu’elles sont redéfinies au plan des objets mêmes. En des pages très riches dont il est impossible de donner ne fût-ce qu’un aperçu ici, Dominique Pradelle démontre de quelle façon les distinctions entre le sensible et le catégorial, l’a priori et l’a posteriori, etc., cessent d’être référées, en phénoménologie, au sujet transcendantal, et en viennent à s’identifier aux structures constitutives et aux modes d’évidence prescrits par les différents niveaux d’objets. Si donc la phénoménologie accorde une place fondamentale au sujet transcendantal, ce n’est toutefois pas du tout au bénéfice d’une sorte de subjectivisme transcendantal mâtiné d’idéalisme. A rebours de Kant, pour lequel les structures ontologiques de l’objet apparaissant dépendent de l’appareil des facultés subjectives, Husserl pense les structures noétiques du sujet depuis la typification et la hiérarchie ontologique des objets, en obéissant au principe selon lequel toute essence d’objet prescrit un mode d’évidence typique.

La raison est le produit de ses produits

Le chapitre 6 est peut-être le plus audacieux – et le plus discutable – du livre de Dominique Pradelle, en ce qu’il entreprend de démontrer la provenance structurale (et non pas subjective) des idées régulatrices de la raison elle-même.

Rappelons que la raison est chez Kant le titre désignant les modalités de l’élévation de l’homme depuis sa finitude vers l’infini. En la raison s’expriment toutes les formes de l’aspiration métaphysique de l’homme, la disposition à chercher l’inconditionné, l’absolu, sous forme d’objets supra-empiriques, situés au-delà du plan de l’expérience possible. Ainsi la raison est-elle distincte de l’entendement dans la mesure où elle aspire à conférer à ses connaissances une unité systématique en recherchant ou bien la totalité des conditions, ou bien le premier terme inconditionné d’une série de conditions empiriques.

A ce titre, elle est selon Kant la faculté des Idées, ces dernières étant entendues comme des concepts nécessaires auxquels ne correspond nul objet qui puisse être donné par les sens, et par conséquent comme concepts transcendants, dépassant les limites de toute expérience.

Or, à l’encontre d’une telle doctrine des Idées rationnelles, Husserl fait valoir que l’infinité qui caractérise les Idées ne provient pas de la nature subjective de la raison, mais de la structure de la donation de toute transcendance mondaine, autrement dit qu’elle est prescrite a priori par l’essence régionale de certains types d’objets. Ainsi, à tout vécu immanent appartient une évidence adéquate et sans reste, tandis qu’à toute réalité mondaine, transcendante et donnée par esquisses, correspond une donation inadéquate, enveloppant un horizon de connaissance approchée. "Les normes qui régissent la volonté de savoir", écrit Dominique Pradelle   , "sont ancrées dans les structures du monde de l’expérience ; les formes de la rationalité, appelées par cela même qu’elles constituent. La raison est le produit de ses produits."            

L’infinité qui caractérise la structure de la donation de certains types d’objets n’est donc pas une infinité, pour ainsi dire, subjective, portant la marque du sujet de la connaissance, mais une infinité structurale et anonyme. Le sujet apparaît définitivement comme étant un sujet sans qualité.

Un sujet sans qualité ?

Mais c’est en ce point que la lecture que propose Dominique Pradelle nous semble inviter le plus à la discussion. Avec une grande honnêteté, l’auteur formule lui-même l’objection qui vient naturellement à l’esprit du lecteur   , mais il n’est pas sûr que la réponse qu’il lui oppose lui retire toute pertinence. Comment en effet comprendre l’entreprise visant à connaître une réalité mondaine sous toutes ses faces et une fois pour toutes sinon comme l’expression d’une volonté de connaître, comme un désir de soustraire le savoir à son statut d’inachèvement et de perfectibilité ? Comment alors ne pas faire l’hypothèse d’un sujet qui se fixe un projet de connaissance ? Comment ne pas conclure, dans ces conditions, que l’Idée d’adéquation a sa provenance, non pas dans la structure de la donation, mais dans un intérêt rationnel du sujet transcendantal ?

Et comment interpréter une telle idée de normativité absolue si ce n’est en lui conférant une signification éthique ? N’est-ce pas parce que je ne puis agir conformément à mes fins que si j’en produis une connaissance avérée et distincte que s’impose partout à moi le telos de perfection absolue m’assignant pour tâche et pour projet la progression de la connaissance jusqu’à l’évidence apodictique ? La place de l’éthique en phénoménologie ne devrait-elle pas, en conséquence, être mieux évaluée ? La question éthique n’est-elle pas en vérité universelle et première, en tant que question transversale à tous les domaines d’activité de l’homme, y compris théorétique, puisque se rapportant à l’activité comme telle ? Et si son objet n’est autre que les normes, la raison, en tant que facultés des normes, la raison est-elle autre chose que raison pratique   ?