Nous ne sommes pas autant "sortis" du religieux que nous le croyons souvent. Sans doute ne savons-nous pas encore assez bien ce qu’il en est de lui.
Il fut une époque où certaines phrases ne cessaient plus de revenir dans les médias et les propos : "le retour du religieux", la "quête de spiritualité dans les sociétés matérialistes", le "déficit de croyance" dans l’espace public démocratique, ... C’était en 2003. A cette époque, la Revue du MAUSS (Ed. La Découverte, directeur Alain Caillé) a publié un numéro complet intitulé "qu’est-ce que la religion ?". La question était censée. Le volume apportait aux lecteurs une abondante matière pour sa réflexion.
La réédition complétée de ce numéro de revue, presque 10 ans après, suscite à nouveau notre intérêt. D’abord le nouveau titre déplace un peu la réflexion vers : Qu’est-ce que le religieux ? Il annonce une ampleur plus grande, des éléments nouveaux intégrés au problème et des ouvertures sur l’anthropologie. Ensuite, cette publication renouvèle notre concentration sur un tel problème, obligeant à nous demander si la situation de 2012 est différente ou non de celle de 2003. Enfin, elle souligne que les fluctuations de l’histoire ne doivent pas être ignorées.
La question.
Au demeurant, la formulation elle-même de la question n’est pas sans poser des problèmes, qui ne sont d’ailleurs pas du tout ignorés par les auteurs qui participent à l’ouvrage. La question de la recherche d’une essence du religieux pourrait fort bien égarer les chercheurs, même si elle a eu l’heur de plaire aux grands ancêtres de la sociologie religieuse : Emile Durkheim, Max Weber, et bien d’autres. On observera que dans le cours de l’ouvrage, cette question devient celle de savoir quel est le rôle de la religion ou du religieux dans la fabrication du lien social. Nouveau déplacement. Déplacement qui est assuré de sa solidité par le fait que l’ouvrage s’attache presque exclusivement aux travaux des sciences sociales. On le comprend d’autant mieux qu’il fallait éviter d’entrer en conflit sur le seul terrain de la formation du lien social (par la division du travail, par exemple). Au passage, on notera l’étrange absence de l’économie dans le débat, alors que les religions ne sont pas étrangères à cette sphère de la société, tout autant que l’absence de l’histoire (en tant que telle).
Religion religieuse et religion séculière.
Un échange de lettres (1953-1954) tout à fait passionnantes est placé en début d’ouvrage. La première est signée Jules Monnerot, elle critique sévèrement un texte de Hannah Arendt ; la seconde est signée de Arendt en réponse à Monnerot. L’enjeu du débat porte moins sur l’angle d’attaque des deux protagonistes (fonctionnalisme ou phénoménologie), moins encore finalement sur le statut de la sociologie (Arendt lui déniant ses capacités d’analyse en matière religieuse), que sur la notion de "religion séculière". Peut-on déceler une telle fonction sociale ? Peut-on utiliser le même terme pour deux problèmes différents (les religions du ciel et les religions séculières) ? Convient-il de différencier "idéologie" et "religion" (séculière) ?
La question est, il est vrai, posée par les deux protagonistes de cette violente dispute à partir du nazisme et du communisme. Faut-il en faire les héritiers de la religion religieuse déchue ou au contraire distinguer les religions et les idéologies ?
Ce débat tout de même dépasse la querelle entre les deux protagonistes. Il est d’ailleurs repris un peu plus loin dans ce volume, et très largement commenté, sous la plume de Jacques Dewitte. Une grande partie des articles contenus dans le volume semblant cependant curieusement gênés par la difficulté suivante : comment la sociologie peut-elle appréhender la transcendance (Shmuel Trigano) ? Les sociologues n’auraient pu penser le phénomène religieux dans l’immanence sans poser un moment originel de type mythique. Ce qui n’est pas tout à fait exact, puisque ce sont les religions qui posent ce moment originel, et les sociologues qui en étudient les effets. Du coup, la discussion portant sur les religions séculières rebondit puisque ce sont bien des "sociologues" qui ont poussé à la constitution de nouvelles religiosités : le républicanisme de Emile Durkheim, la religion du grand être de Auguste Comte, le communisme de Karl Marx.
La revanche du sacré.
En tout cas, si nous voulons avancer dans les débats contemporains, l’article de Leszek Kolakowski doit être lu de près. D’abord il prend le point de vue d’une philosophie de la culture. Ensuite, il tourne la question un peu autrement : est-ce que le religieux est indissoluble et ne se laisse ni remplacer ni refouler par d’autres satisfactions ? Loin de négliger les débats signalés ci-dessus, portant sur les corrélations constatées entre les comportements religieux et profanes, mais aussi sur les fonctions "profanes" que la religion a pu remplir, l’auteur reprend le phénomène à l’envers de ce que les sociologies présupposaient. Il se demande donc s’il existe des formes du sacré dont la disparition pourrait être regrettée. La société qui est la nôtre désormais est-elle capable de survivre et de rendre la vie tolérable à ses membres, dans le cas où le sentiment du sacré et le phénomène du sacré seraient écartés de partout. Belle question au demeurant. Bien sûr le paradoxe en fonction duquel trop de sacré tue le sacré doit être pris en compte (ce furent, outre Dieu, le pouvoir, le roi, la propriété, la loi...). Mais, le nœud du problème est ailleurs. Peut-on corréler l’évaporation de l’ordre imaginaire du sacré à l’idée d’une libération d’énergie que les hommes pourraient employer dans leurs efforts pratiques pour améliorer leur vie ?
Mais il n’avance cette hypothèse que pour s’en détourner aussitôt et nous indiquer que l’existence d’un lien étroit entre le processus de la dissolution du sacré et les phénomènes spirituels, dont il affirme qu’ils menacent notre société, mène à sa dégradation.
Parcours cursif.
Il est tout à fait impossible de suivre ce volume article par article dans une chronique de ce type. Mais nous ne pouvons passer sur de nombreux textes essentiels sans signaler au moins que certains d’entre eux s’inquiètent de la question des rapports étroits entre le pouvoir et le sacré ; d’autres retiennent un axe de recherche plus anthropologique, reliant la question religieuse à celle d’un meurtre primitif ; d’autres encore sont plus techniques, et se donnent la peine de parcourir à nouveau les travaux des grands ancêtres (de Durkheim à Louis Dumont) ; d’autres encore, revenant effectivement sur les travaux de Durkheim, posent la question de savoir à quoi est du son intérêt pour une religion civique, ancrée dans une perspective morale contrastant avec le projet scientiste développé par ailleurs ; pour ne pas parler des derniers qui renvoient la question religieuse à celle du sens.
On ne peut pas parcourir cet ensemble, par ailleurs, sans être frappé par le fait que le modèle des religions d’Eglise (dont les trois religions révélées) est prégnant dans les propos rassemblés. Etait-ce tout à fait nécessaire ? Est-ce que cela n’entraîne pas les chercheurs à se concentrer plutôt sur la question de l’essence du religieux que sur d’autres dimensions de ce phénomène ? Et surtout, est-ce que cela ne bloque pas la recherche autour d’un lien religion-croyance qui pourrait être renversé, et devenir par là plus pertinent (aller de la croyance au religieux) ? Depuis que nous savons qu’un spectre hante le monde, et que ce spectre n’est pas exactement celui qui était prévu ou prévisible, ne faut-il pas se demander de quoi nous parlons vraiment, en fait de religion. D’une dimension de l’humain ? D’une manière de cimenter la communauté ? Et surtout qu’en est-il de nos jours de la radicale individualisation du mode de croire ?
La relecture de J-M. Guyau.
Au milieu de l’aventure de réflexion à laquelle nous sommes conviés, se trouve une sorte de pépite, en ce qu’elle décale nos perspectives et nos points d’appuis. Jean-Paul Lambert nous offre une analyse de la philosophie de cet homme, Jean-Marie Guyau qui, fils de Bruno (sa mère, rédactrice du Tour de France pour deux enfants, remariée au philosophe Alfred Fouillée), philosophe lui-même, affirme que "toute religion est l’établissement d’un lien d’abord mythique, ensuite mystique, rattachant l’homme aux forces de l’univers, puis à l’univers lui-même, enfin au principe de l’univers".
Guyau insiste sur le fait que toute religion comporte trois éléments : un essai d’explication mythique, un système de dogmes et un culte. Pour développer sa perspective, il a recours aussi au concept d’anomie, et il traite cette anomie moins comme un concept que comme un comportement, une morale. C’est d’ailleurs ce déplacement qui le portera, c’est bien connu, à s’aventurer dans L’Esquisse d’une morale sans obligation, ni sanction.
Religion et politique.
Le volume se termine par deux textes complexes à analyser en quelques mots, mais sur lesquels il convient toutefois d’insister un peu. Le premier s’intitule Nouvelles thèses sur la religion, il est dû à la plume d’Alain Caillé. Le second est titré Le politique et la religion, et il répond au précédent sous la plume, cette fois, de Marcel Gauchet. Si Caillé ouvre son texte avec une proposition qui ne saurait provoquer la surprise : "Nous avons besoin d’un concept général de religion qui ne méconnaisse par la diversité des formes du religieux, qui n’ignore pas que le mot religion a une histoire, qu’il n’est nullement universel, mais qui permette, au contraire, de rendre compte de la variabilité intrinsèque de ses manifestations", c’est parce qu’il annonce aussi un déploiement de thèses strictement scientifique. En revanche, Gauchet, dans une tout autre logique, s’attache à penser le rapport politique et religion, tant à partir de liens historiques dénoués qu’à partir d’une distinction subtile entre l’instituant (le politique) et l’institutionnalisant (le religieux).
Cette mise en parallèle, très conflictuelle dans le point de vue comme dans les conclusions, nous reconduit à l’ensemble de la lecture opérée. On en tirera au moins deux idées claires : que le concours de plusieurs chercheurs est nécessaire pour éclairer le fait religieux ; et qu’il nous reste une question à mettre en débat : celle du rapport contemporain au croire, dans les conditions d’une individualisation (plus ou moins en réseaux), et à un croire sans obligation et sans norme