La Torture et l’armée pendant la guerre d'Algérie fait partie de ces thèses qui rencontrèrent un écho singulier dans l’espace public   , alors que l’opinion recevait  les confessions pour le moins ambiguës des généraux Massu et Aussaresses, acteurs de premier plan de la violence de guerre pratiquée par l’armée française en Algérie. Spécialiste incontournable d’une guerre longtemps restée innommée, son auteure, Raphaëlle Branche, revient pour nonfiction.fr sur les traces d’un conflit dont les mémoires conservent les cicatrices, cinquante ans après les accords qui scellèrent la fin des combats. Cette deuxième partie de l'entretien est une réflexion sur la place de la torture et du viol dans la guerre d'Algérie. 

 

Nonfiction.fr- Est-ce le degré d’indépendance de l’armée qui a permis l’instauration de la torture ?

Raphaëlle Branche- En un sens, oui. Elle répond à la "loi du terrain". En même temps, Robert Lacoste dit à tous les soldats qui arrivent : "le renseignement doit être votre première priorité". Si la torture se développe aussi massivement, c’est aussi parce qu’il n’y a pas de volonté politique de l’arrêter. Même s’il n’y a pas de volonté politique de la déclencher et de la mettre en place. On la croit efficace et l’engrenage se met en place. Donc l’armée impose ses méthodes, en accord avec le politique. Il y a des tentatives putschistes dans l’armée d’Algérie, par exemple, qui n’aboutissent pas puisque les politiques suivent. Ce n’est pas la peine de faire des putschs. Quand ils détournent en plein vol un avion marocain, au mépris de toutes les lois, les politiques les couvrent. Donc un putsch devient inutile quand le président de la République s’incline. L’armée a pu se revendiquer de certains mots d’ordre et d’une ligne politiques. En 1914, la ligne était de battre l’Allemagne. Là, il s’agit de garder l’Algérie française. Pendant la guerre, la ligne, du point de vue de certains militaires, n’a pas bougé, ce sont les conditions de possibilité de réalisation de cette politique qui ont bougé, et les moyens mis en œuvre pour la réaliser.

Nonfiction.fr- Depuis les années 2000 - et la publication de votre thèse semble avoir joué un grand rôle – les discussions sur la guerre d’Algérie portent souvent sur la question de la torture : a-t-elle joué un rôle particulier dans cette guerre-là précisément, et si oui, lequel ?

Raphaëlle Branche- Pour comprendre la place de la torture dans la guerre, il faut revenir à son statut. C’est une violence interdite. Tout le monde le sait et elle est néanmoins pratiquée. C’est très complexe dès lors que l’armée est censée appliquer les lois de la République. Il y a là un jeu qui est très dangereux pour la République. Le putsch relève de la même logique puisqu’il implique que l’armée se sente légitime pour accomplir des violences illégales. En même temps, l’armée est soutenue et elle n’est pas sanctionnée en tant qu’institution, comme les soldats ne sont pas sanctionnés en tant qu’individus. C’est un indice de sa place : la torture n’est pas marginale, il ne s’agit pas de bavures. La torture, quoiqu’interdite, fait partie des violences disponibles pour les soldats en Algérie. Quoiqu’interdite, elle est autorisée et on ferme les yeux sur elle. Je pense qu’elle est très largement la violence qui correspond le mieux au projet politique qu’on veut mettre en œuvre en Algérie, à savoir garder l’Algérie française dans un contexte où le FLN gagne en puissance et en résonance. L’analyse qui va gouverner l’usage massif de la torture, c’est une analyse politique produite par les militaires, notamment à partir de 1957. Cette analyse consiste à penser que le FLN contraint et terrorise la population algérienne et que ce terrorisme est efficace. La pauvre armée démocratique et républicaine française ne pourrait rien face à des méthodes autoritaires, communistes, etc. La contre-terreur est le meilleur moyen d’y répondre. C’est donc une logique revendiquée de terreur, ce que beaucoup ne veulent pas voir à l’époque. C’est le seul moyen de gagner la guerre. Ce n’est pas l’argumentaire utilisé en métropole ou face aux soldats. On explique à ces derniers qu’il faut interpeller des "terroristes" et les torturer pour qu’ils donnent l’emplacement des bombes qu’ils viennent de poser. En réalité, on sait très bien que les personnes torturées ne sont pas des terroristes mais souvent des collecteurs de fonds, des ravitailleurs du FLN, des infirmières, des combattants- ce sont des militants de ce type et non des terroristes au sens du terroriste qui vient de poser une bombe. Cet argumentaire sera très efficace parce que l’ennemi est d’abord un parti et un opposant politiques. Il s’agit de lui faire mal et de faire mal à l’ensemble des gens qui pourraient l’écouter et croire qu’il pouvait prendre le pouvoir. Il s’agit bien de terroriser un groupe. Le sens de mon travail était d’affirmer qu’il ne fallait surtout pas se cantonner au face-à-face bourreau-victime et voir que l’un comme l’autre appartiennent à des groupes, des collectifs. L’un agissait au nom de la France et l’autre était visé en tant que membre d’une communauté autre, perçue comme autre. En ce sens, la torture était parfaitement adaptée, y compris dans les moindres détails. C’est une torture qui peut recourir à une arme moderne, l’électricité, dans la majorité des cas. Ce qui permet de dénoncer les barbares du FLN qui attaquent avec des couteaux. C’est un instrument moderne, technique, français qui permet aussi de ne pas marquer les corps de manière définitive. Le système d’opposition est construit par la violence si on le pense en relation à un projet politique. En ce sens, la torture est l’arme idéale. La logique de guerre coloniale définit non pas ceux qu’il faut arrêter mais ceux qu’il ne faut pas arrêter comme la cible : ceux qui sont autour, qui vivent dans les villages, qui voient, qui observent, et qu’on veut faire peser dans la balance en faveur de l’Algérie française. Un certain nombre d’hommes politiques et plus encore les militaires perçoivent consciemment qu’on ne peut pas faire l’Algérie française sans les Algériens. Les militaires ont un rapport complexe aux Français d’Algérie : ils peuvent avoir un regard très critique sur la façon dont la colonisation a été menée et sur la discrimination, ce qui peut avoir des retentissements sur la politique interne à mener. De nombreux officiers reconnaissent qu’on n’a pas assez écouté les Algériens et annoncent que, désormais, l’armée les écoute, qu’elle va leur donner des droits à la liberté, l’émancipation pour les femmes, et toutes ces choses que la politique coloniale et les colons n’ont pas assuré. La cible, c’est donc la population algérienne, à laquelle d’un côté on annonce plein de belles choses, en lui montrant d’un autre côté qu’on a aussi la puissance de la détruire et de la martyriser.

Nonfiction.fr– Vous avez contribué à un ouvrage collectif sur les viols en temps de guerre    : est-ce la même logique qui s’applique aux viols commis par les soldats à l’occasion des conflits comme à la torture, et pendant la guerre d’Algérie en particulier ?

Raphaëlle Branche- Non, je ne crois pas du tout que la même logique s’applique aux viols, qui seraient complètement contre-productifs vis-à-vis de la stratégie suivie par l’armée et les responsables politiques français. L’idée de ceux qui pratiquent la torture est de dire qu’on détient quelqu’un qui a quelque-chose à se reprocher. Ce n’est pas de faire mal à des innocents en pensant que cela va faire peur à tout le monde : c’est de prendre des gens liés d’une manière ou d’une autre au FLN pour dissuader les autres d’entretenir de tels liens. C’est donc une violence qui porte sa propre rationalité politique, même si elle n’est pas forcément présente en tant que telle chez chacun de ceux qui la commet. Ce qui n’est pas du tout le cas pour les viols, qui n’auraient pas de sens dans ce contexte. Pendant la guerre d’Algérie, les viols ne sont donc pas du tout des armes de guerre. Ils sont d’ailleurs sanctionnés, parfois – car il n’y a pas non plus une grande considération dans l’armée française pour les femmes algériennes et on ne redoute pas vraiment leur capacité à porter plainte.

On a certes de nombreux cas de viols, souvent commis avec la complicité tacite des officiers, notamment dans des zones considérées comme perdues de toute façon et définitivement passées aux mains des nationalistes. Mais cela n’a certainement lieu ni comme une stratégie, ni à l’échelle du pays. Inversement, on n’est pas allé aussi loin que ce qu’a fait l’armée américaine en 1944-1945 en France où, pour montrer aux populations civiles françaises que l’armée américaine leur voulait du bien, on a très sévèrement sanctionné les auteurs de viols, en allant jusqu’à les exécuter publiquement devant les femmes violées qui avaient porté plainte : dans ces cas-là, il s’agissait de montrer que l’institution s’opposait à ces actes, ce qui n’a pas été le cas dans l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Dans ce contexte-ci, je pense qu’on a à faire à des viols opportunistes, commis par des hommes en armes face à des populations civiles désarmées, ainsi qu’à des viols commis précisément dans le cadre de séances de torture. Mais là, c’est autre chose : il ne s’agit plus d’une sexualité criminelle, individuelle ou collective, mais perçue comme telle par l’institution. On est dans le cadre de violences autorisées au sein des baraquements militaires où il est permis de violer les femmes comme les hommes.

Nonfiction.fr – Dans ce sens, on aurait donc aussi un type de viols qui ferait partie de la diversité des moyens de torture à la disposition des soldats ?

Raphaëlle Branche- Il faut revenir sur ce qu’est la torture : torturer, c’est vouloir faire mal. Il y a donc une intention de faire mal, et le corps humain a des endroits qui souffrent plus que d’autres. Dans l’exercice de la torture, on s’attaque donc prioritairement aux organes sexuels, mais aussi à la langue, aux yeux, etc., c'est-à-dire à toutes les parties particulièrement sensibles du corps : pour le coup, c’est là un universel des pratiques de torture. Il y a aussi des symboliques plus efficaces que d’autres, qui sont celles des cultures dans lesquelles ces violences ont lieu, celle des tortionnaires et celle des torturés, et l’atteinte aux parties génitales fait partie des symboles de domination les plus classiques. Là, effectivement, le viol fait pleinement partie des moyens de torture, même si ce sont peut-être les formes techniques et modernes de la torture qui sont devenues les plus symboliques de la torture pendant la guerre d’Algérie, y compris l’usage de l’électricité et de la "gégène"   , devenue le symbole de la violence pendant cette guerre. Il me semble que ce n’est pas un hasard si c’est cette forme-là qui, précisément, en est devenue le symbole, et non pas par exemple la baignoire, qui renvoie à la Gestapo et aux nazis. Chaque période a sa violence qui reste comme symbole, ce qui s’inscrit bien dans l’idée d’une rationalité de la violence. Mais bien sûr que les viols et l’atteinte aux parties sexuelles, comme les coups, ont aussi fait partie des formes de la torture pratiquée en Algérie.

Nonfiction.fr – Vous dîtes qu’on violait des femmes comme des hommes : quelle a été la place et l’importance du viol des hommes ?

Raphaëlle Branche- C’est compliqué de se prononcer à ce sujet, principalement en raison des sources. Les plaintes de victimes sont très rares, on a un peu plus de témoignages de soldats mais il n’y a presque pas d’enquêtes indépendantes. Dans le cas des gens qui meurent de la torture, on a aussi des procès-verbaux de médecins légistes, qui constituent des traces plus lisibles, mais du côté des victimes, on parle très peu des viols, et encore moins chez les hommes. Il faut les deviner. On sait que les électrodes étaient souvent placées sur les parties génitales, et il n’y a pas de raison de penser qu’on se soit arrêté là sans aller jusqu’au viol au moyen d’objets, sans compter par ailleurs qu’il était pratiqué sur les femmes. Mais je ne crois pas qu’on ait trouvé une seule source d’un témoin algérien disant avoir été violé.

Du côté des soldats français, on peut trouver des témoignages, soit qu’ils aient eux-mêmes violé, soient qu’ils l’aient vu faire, mais là aussi, il y a des formes de pudeur et d’euphémisation – je parle des viols sur des hommes – qui rendent ces choses très difficiles d’accès. C’est beaucoup moins le cas dans les témoignages sur les femmes : il y a un tabou sur les viols d’hommes bien plus fort que sur les viols de femmes au sujet desquels certains témoins se rassurent en soutenant que "c’est comme ça", que "les hommes ont des désirs et les femmes étaient là." Tous ces discours préexistent à la guerre d’Algérie. La question du viol des hommes est beaucoup plus récente, socialement et historiographiquement, or les sources sont des témoignages de leur époque : il aurait fallu percevoir la question pour qu’elle s’y retrouve. Il est évident que dans les conflits contemporains, on observe beaucoup plus de viols d’hommes, parce qu’il y a une vrai question posée par les humanitaires, les sociologues, les politiques. Mais il n’y a aucune raison de penser que cette réalité n’ait pas existé dans les conflits précédents

 

IIIe partie : L'embuscade de Palestro.

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* Propos recueillis par Pierre-Henri Ortiz et Pierre Testard.