Nonfiction.fr a publié un dossier critique des sondages et de leur place dans le paysage politique et médiatique français le 29 février dernier. En écho à ce dernier, nous publions aujourd’hui une tribune de Jérémy Bouillet, doctorant en sciences politiques rattaché au département de R&D d’EDF et à Pacte, laboratoire de recherche en sciences sociales (CNRS-Sciences Po Grenoble).

 

Autant le dire clairement en amont de ce texte, la critique du sondage est une excellente chose, notamment parce qu’elle permet le perfectionnement continu des techniques. Encore faut-il différencier les types de critique. Ainsi, il n’est pas question de revenir sur ce qu’Alain Garrigou appelle l’ "Opinion Gate" ou que Le Monde nomme plus sobrement "l’affaire des sondages de l’Elysée". Il s’agit d’une affaire au sens propre du terme, qui relève du non-respect du code des marchés publics, et qui questionne moins la mesure de l’opinion publique que l’usage qu’une démocratie doit faire des sondages. Loin d’être sans intérêt, cet usage n’est cependant pas tout à fait le propos ici.

La critique médiatique d’un petit monde… ?

Par un coup d’œil amusé, on peut surtout voir à travers ce dossier que si le sondage fait vendre, sa critique médiatique le fait tout autant. Elle est ancienne, et elle semble avoir peu évolué depuis 40 ans. Cette critique repose habituellement – sinon exclusivement – sur l’article de Pierre Bourdieu tiré de sa conférence de janvier 1972 : "L’opinion publique n’existe pas"   . Mais elle a tendance à oublier d’autres acteurs : la professeure de science politique Madeleine Grawitz avec son discours devant l’Académie de Sciences morales et politiques ou ses tribunes dans Le Figaro (14 mars 1972) ou Le Monde (15 mars 1972), la psychosociologue Liliane Kandel qui questionne l’illusion de non-directivité, etc.

Sans nier ni la spécificité de cette remise en cause, ni son intérêt, il convient pourtant de rappeler que ces critiques des sondages s’inscrivent dans un champ (pour reprendre ce concept cher à Bourdieu) aux acteurs multiples et aux intérêts parfois antagonistes : Bourdieu, directeur d’études à l’EHESS, comme Grawitz, enseignante à l’université Paris-I qui cherche alors à se doter d’un programme de formation concurrent de Sciences Po, sont en lutte pour "leur" vision de l’opinion publique et critiquent une certaine approche de la science politique proche des Instituts d’Études Politiques.

Si critique il y a donc, elle ne peut se départir d’une sociologie des acteurs un peu plus fine que les "faiseurs d’opinion" d’une part, les "critiques de l’opinion" de l’autre. Qu’ils soient "pour" ou "contre", les acteurs de l’opinion publique sont les constructeurs d’un récit de qualification ou de disqualification d’une méthode qui a ses propres enjeux d’institutionnalisation, ses jeux de pouvoir et… ses possibilités de financement.

Cependant, au-delà de cette structuration du "monde de l’opinion", la critique du sondage demeure pertinente. Influencée par certains sociologues américains comme Philip Converse ou Herbert Blumer, elle se structure en France autour d’un débat méthodologique lié aux pratiques de l’instrument "sondage" (questions de représentativité, d’objectivité de la mesure, etc.) et d’un débat théorique qui s’appuie sur l’idée que l’opinion publique n’est qu’une pseudo-attitude, superficielle, instable et incohérente dans la mesure où "les gens [sont mis] en demeure de répondre à des questions qu’ils ne se sont pas posées"   .

…ou la critique d’une méthode et d’un instrument ?

Le débat méthodologique souligne notamment que l’instrument de sondage est inapte à faire émerger l’opinion publique "véritable" puisqu’il impose une problématique (et un consensus factice autour de cette problématique) et qu’il se pare des attributs de la scientificité (le chiffre et la représentativité) pour prescrire une certaine vision de l’opinion publique. Le sondage serait alors un instrument de domination imposant un objet contestable d’un point de vue démocratique car n’ayant ni siège, ni représentant, ni définition, ni règle de fonctionnement. Tout le monde y participerait sans savoir ce qu’il y fait !

En 1968 déjà, une pétition intitulée "De l’utilisation frauduleuse des sondages d’opinion" est signée par une cinquantaine de "spécialistes des études sociologiques, psychosociologiques et psychologiques"   parmi lesquels Alain Touraine ou Pierre Naville. Les pétitionnaires pose cette question à l’IFOP : "Dans un Paris privé de transports, en grève généralisée, avec occupation des lieux de travail, comment réaliser un vendredi de Pentecôte, de 18 heures à 24 heures, un sondage représentatif de la population ?". On tentera d’éviter le procès d’intention a priori puisqu’à cette époque l’institut n’est pas "aux mains" de la présidente du Medef mais de Jean Stoetzel, sociologue promoteur d’une scientificité de la "psychologie sociale", élève de Maurice Halbwachs et admirateur de l’américain Georges Gallup. Ceci fait, la question du rôle de la méthodologie utilisée pour le sondage sur ses résultats demeure.

Relancées avec le développement des sciences cognitives dans les années 80-90, les critiques ont intégré un questionnement plus riche sur le processus de formation des opinions individuelles en s’interrogeant notamment sur la plasticité des énoncés d’opinion. Selon le chercheur américain John Zaller   , la formation du jugement répond à deux principes : le principe d’ambivalence (les individus développent des points de vue contradictoires et non homogènes) et le principe de réponse (la réponse se construit parfois sur les considérations les plus immédiatement accessibles). Dans le cas où un individu est alors divisé, "tout facteur susceptible d’agir sur le contexte de ce travail de mémorisation immédiate pourra avoir une influence sur la réponse"   c’est-à-dire, au final, sur "l’opinion".
La sociologie de l’opinion s’est largement nourrie de ces critiques : assistées par la technique – et à ce titre les expérimentations ont bénéficié du développement des enquêtes par téléphone (CATI – Computer-Assisted Telephone Interviewing) – des expériences nouvelles et plus complexes ont pu être menées pour mesurer les effets de priming ("priorité"), de "mise sur agenda" des problèmes, de "manipulation des sources" sur l’opinion publique, du "stop and think" ("arrêtez et réfléchissez"), etc.   Les résultats des programmes de recherche sont éloquents mais peu connus du grand public. Ils sont néanmoins régulièrement intégrés par les instituts de sondage.

Les chercheurs savent pertinemment que la formulation d’une question n’est jamais neutre, pas plus que l’information véhiculée par la question. Mais cela ne fait pas de l’opinion publique un pur artefact comme Bourdieu le laissait entendre : les constats de recherche montrent surtout que "l’opinion publique" existe solidement au-delà du dispositif d’enquête avec lequel on cherche à la mesurer. À ce titre, on ne peut que saluer la présence des fiches techniques associées aux sondages lors de leur parution, et regretter que leur reproduction ne soit ni plus exhaustive ni systématique.

Certaines interrogations sont cependant légitimes : s’il semble étrange de faire un procès à charge aux instituts de sondage sur la question du redressement des résultats d’enquête   , la place croissante d’Internet (le CAWI – Computer-Assisted Web Interviewing) dans la mesure de l’opinion rouvre la question de la représentativité, du respect de la loi statistique des grands nombres ou de la stratification des échantillons ; de même, l’augmentation du nombre de sondages (particulièrement de sondages non-politiques qui représentent l’immense majorité de la production sondagière) comporte le risque de professionnalisation de l’interviewé... Rappelons à ce propos que les répondants à une enquête n’ont légalement pas le droit d’être rémunérés pour leurs réponses, dans certains cas une gratification (un incentive) peut seulement être versée a posteriori. Cette pratique est d’ailleurs loin de faire consensus et nombre d’instituts veille à repérer et supprimer de leurs panels les "chasseurs d’incentives".

Un débat théorique fondé ?

Et pourtant, l’opinion publique n’existerait pas. Elle ne saurait se réduire à l’expression des quelques pourcentages. Le procès fait à l’opinion publique mesurée par les sondages tient souvent dans l’idée que ceux-ci introduisent un intermédiaire qui parle publiquement sous couvert de la voix du peuple et l’apparence de la scientificité lorsqu’il n’est qu’un objet politique sans chair ni contour, souvent instrumentalisé par ceux qui le font parler.

La réponse habituelle qui consiste à opposer une technique sondagière qui serait neutre à un usage des sondages qui serait contestable semble bien mauvaise. Il n’y a pas d’un côté une bonne technique et de l’autre, une mauvaise utilisation. Certes les acteurs de l’opinion – à commencer sans doute par les médias et les instituts – ont la responsabilité de développer conjointement une "éthique des sondages". Mais il n’en reste pas moins que la technique ne peut pas, comme le pensait Gorgias, être innocentée des usages qui en sont faits. Impossible donc de trancher le nœud gordien ?

Peut-être faut-il reformuler le problème. Qu’est-ce que l’opinion publique "véritable" ? Celle que (re)produisent les médias ? Celle que cherchent parfois à imposer les hommes politiques ? Celle discutée au comptoir du café le matin ? Pour comprendre qu’elle tient de tous, il faut dépassionner le débat.

Et parce que la petite histoire a son intérêt pour mieux saisir la grande, permettons-nous un détour par l’histoire du fondateur du premier institut de sondages en France. Né dans le foisonnement intellectuel des années 30, Jean Stoetzel se forme au sein d’une jeune génération de chercheurs pour qui l’approche durkheimienne est devenue un carcan contraignant : il défend une "psychologie sociale" qui "n’est pas […] une sociologie rendant compte de ces actions (collectives) par une participation à la vie d’un Grand Être collectif [la société], doué de conscience et de volonté"   . Un séjour à l’université de Columbia et sa confrontation aux notions d’attitude et d’opinion marquent, pour lui, la naissance d’une nouvelle posture épistémologique où il n’y a plus lieu de séparer la conscience collective de la conscience individuelle.

Pour le dire rapidement, Stoetzel est persuadé que l’homme est le produit d’une personnalité propre forgée au contact des autres   , et qu’il donne du sens à son vécu. Il devient alors possible de penser une séparation entre une opinion privée qui reflète les attitudes profondes structurant la personnalité des individus, et une opinion publique constituée des stéréotypes auxquels les individus adhèrent en tant que membre de la société. L’opinion publique correspond alors à l’expression de l’individu en tant que personnage social, avec ses rôles parfois multiples.

En particulier, Stoetzel expose la notion de "facteur de conformité" de l’opinion publique : la conscience et l’intériorisation, par un individu, d’un sentiment de majorité au sein de son groupe d’appartenance tend à aligner son opinion publique sur ce qu’il croit être le sentiment majoritaire. En d’autres termes, l’opinion publique, et c’est sa différence avec l’opinion privée, s’engendre en partie elle-même. N’est-il pas alors étrange de considérer comme un effet négatif du sondage ce qui est intégré dès l’origine dans la définition de l’opinion publique ?

Disons le autrement, l’opinion publique n’est pas "ce que pensent les Français" ; elle n’est pas réductible à la somme d’opinions individuelles privées ; elle n’est pas seulement la photographie de l’air du temps à un moment donné. Elle est bien plutôt la conscience d’une communauté d’idées partagées, exprimée par l’intermédiaire d’une technique toujours perfectible ; une tentative d’objectivation de valeurs communes. Lorsqu’on aura compris que l’opinion publique ne "dit pas" ce qu’il faut faire ou ce qui peut être fait mais qu’elle manifeste le sentiment d’appartenance à un groupe et le fait que des individus se disent prêt à agir conformément à ce qu’ils pensent être le sens du lien social, la compréhension de l’opinion publique aura progressé.

L’argument de la naissance d’une démocratie sondagière, privant de facto le peuple du droit de s’exprimer "réellement", semble dès lors un peu facile. D’autant que le sondage n’est qu’un moyen d’expression politique parmi d’autres. Cela n’empêche pas de questionner l’articulation entre la démocratie représentative et des sondages utilisés comme outils politiques