Derrière la caméra ou plume à la main – soutenue, en l’espèce, par Christophe Bataille –, Rithy Panh est mû par une même nécessité : dire ce qu’a été le crime khmer rouge, et l’attester. Avec L’élimination, ouvrage composite mais tenu, publié en début d’année chez Grasset, Rithy Panh fait un pas de plus sur le chemin de la connaissance. Il s’impose surtout comme conscience universelle.

On savait Rithy Panh voué corps et âme au progrès du savoir sur la période khmère rouge   . Année après année, le cinéaste franco-cambodgien s’est employé à retrouver la trace de vies effacées, donner voix aux victimes, questionner les bourreaux. Année après année, il a reconstitué l’entreprise de destruction et d’élimination accomplie par les Khmers rouges, en filmant le geste des tortionnaires, la parole des survivants, la présence des lieux. De ce travail exemplaire, S21 - La machine de mort khmère rouge demeure l’illustration la plus emblématique ; la plus aboutie aussi.

 

De l’homme Rithy Panh, que l’on devinait pudique, ou plus simplement modeste, en retrait de sa caméra, on savait en revanche peu. Sans que l’essentiel y manque : la justesse et la sincérité de sa démarche valaient identification en soi, comme sa conscience aigüe que tout ne se vaut pas au seuil des charniers, qu’une ligne insécable sépare le tortionnaire de l’humanité ordinaire, la victime du bourreau.

 

Cette conscience forte, L’élimination nous apprend que le cinéaste l’a forgée dans les tréfonds de la souffrance humaine. A ce point de douleur où le mal n’est plus une idée abstraite, mais une expérience des sens et de la chair. Car Rithy Panh est un survivant. A treize ans, il se retrouve captif, comme sa famille et huit millions de cambodgiens, du Kampuchea démocratique, ce Cambodge que Pol Pot et un groupe d’idéologues ont soumis à une révolution d’inspiration marxiste et maoïste radicale, transformant le pays en un gigantesque camp de travail, de famine et de mort. Une mort qui emporte toute la famille du cinéaste en quelques mois, et à laquelle il échappe à de nombreuses reprises, par sollicitude maternelle, par présence d’esprit, par chance ; par bienveillance humaine, parfois.

 

Témoigner pour dire le vrai

 

L’ouvrage raconte ces années de servitude, de 1975 à 1979, qui voient l’adolescent déplacé de village en village, de camp de travail en camp de travail, affamé, terrorisé, privé de libre arbitre et d’individualité, à qui l’on va jusqu’à dénier le nom : « Jusqu’à la libération, je suis resté le « camarade chauve », et c’était très bien ainsi : je ne portais plus le nom de mon père, trop connu   . J’étais sans famille. J’étais sans nom. J’étais sans visage. Ainsi j’étais vivant, car je n’étais plus rien »   .

 

De cette confrontation à un régime où l’ « emprise » sur les êtres et les choses est « presque abstraite à force d’être absolue »   , où l’individu perd rapidement ses « capacités physiques et morales de penser la liberté »   , l’auteur livre un témoignage à la première personne, simple, direct, sans pathos ni emphase. Un parti pris esthétique qui confine à l’exigence morale, mais aussi historique : « il faut cette simplicité face à l’immensité du crime »   . Ne pas brusquer les mots, ni les pensées : c’est à cette condition que l’on renaît à la parole, et que la vérité des faits et des motivations devient accessible. Dire ce qui fut, dire ce qui ne fut pas ; au risque de ne pas savoir « si les mots … soignent ou … épuisent »   . Pourtant, qu’elle soit d’image ou d’encre, la parole demeure la meilleure protection contre « le silence qui blesse »   .

 

Là réside la première nécessité de l’ouvrage. Lutter contre le silence d’aujourd’hui – « sur les prises de sang, la vivisection, les enfants assassinés, … sur les viols »   –, qui a succédé au silence d’hier : un silence de dépossession et d’effacement, qui fut l’un des ressorts totalitaires du régime khmer rouge   , acculant l’individu à la solitude intégrale et à l’impuissance. Silence sur les intentions, le devenir des êtres ; sur le passé, les savoirs, les émotions   , dans cette geôle à ciel ouvert où le contrôle est omniprésent. « Le pays, hébété, était tenu d’une main de fer par ceux qui avaient du riz dans leurs assiettes. Ou de l’or entre les mains, chèrement caché, chèrement échangé. Impossible de se déplacer, de s’exprimer, d’agir sans être écouté, questionné, contrôlé. Sans doute est-ce cela, un révolutionnaire : un homme qui a du riz dans son assiette ; et qui cherche un ennemi dans le regard de l’autre »   . Car la révolution traque tout ce qui peut la menacer. Et parce que « le combat est infini contre l’autre caché en soi »   , sa première proie demeure l’homme, dans son individualité, dans son unicité.

 

Réduire au silence l’humanité consiste aussi à user d’une langue pervertie et transformée, « sans dialogue, sans échange, une langue dérivée, violente, fondée sur des mots khmers, qui en écartait certains, et en forgeait d’autres »   , où « tout converge vers le slogan », destiné à « tenir le monde en une phrase »   . Une langue qui élimine l’homme sous le racloir des injonctions, des chants révolutionnaires, des séances collectives d’autocritique, quotidiennes, au cours desquelles chacun confesse ses entorses à l’idéal révolutionnaire. Une langue qui ne parle plus.

 

Libérer la parole du mensonge : la confrontation avec Duch

 

Le souvenir de cette langue, l’expérience de son impact, et la certitude inquiète qu’elle continue aujourd’hui de façonner la pensée et les représentations des anciens Khmers rouges – et peut-être même au-delà   – ont également rendu nécessaire l’écriture de L’élimination. Véhicule des mensonges et de l’obscurantisme, la langue totalitaire du Kampuchea démocratique doit être neutralisée, ainsi que ses ramifications présentes, si l’on souhaite progresser plus sûrement sur le chemin de la connaissance, de la vérité, mais aussi du souvenir   .

 

Ce corps à corps intellectuel, langue contre langue, parole contre parole, Rithy Panh va le mener plus spécifiquement auprès d’un maitre ès travestissement du langage, qui dit user de la parole comme d’une « lance »   : Duch, ancien responsable du centre de torture et d’extermination S21. Ce que le cinéaste vient chercher auprès de ce dernier, à la faveur d’entretiens filmés   dont L’élimination retranscrit de nombreux extraits, ce n’est pas la justification du bourreau, ni même une demande de pardon : le cinéaste aspire à ce que Duch s’ouvre à la parole vraie, et s’assume ainsi comme individu responsable de ses actes et de ses choix, disant la vérité sur ses fonctions, sur les mécanismes décisionnaires, sur les actions exercées.

 

En cela, L’élimination est un livre de combat   , au service de la connaissance, où la parole est érigée en arme morale et historique. En écho à son esthétique filmique, où « la seule morale, c’est le montage »   , la parole sincère et authentique s’avère, sous la plume de Rithy Panh, l’unique position qui vaille : s’assumer comme individu libre et comptable de ses actes, c’est d’abord être capable de faire naître une parole sincère et authentique, seule condition du vrai   . L’auteur lui-même, à de multiples reprises, donne des gages de cette sincérité et de cette authenticité, disant ce qu’il sait avoir été, ce qu’il sait avoir éprouvé, et avançant au contraire prudemment vis à vis de ce que le temps lui semble avoir déformé, ou de ce qu’il a tout simplement oublié   .

 

La force du propos, et son crédit, tiennent pour partie à cette transparence de la pensée et de la mémoire, exposées dans leur cheminement. A travers elles, le lecteur accède sans détours aux certitudes de l’auteur, mais aussi à ses doutes, à ses hésitations, à ses contradictions. Car la parole de Rithy Panh laisse place au questionnement, condition du savoir et de la compréhension, là où la langue des Khmers rouges était « réponse à l’absence de questions »   . La force du propos, et son intensité, tiennent aussi au fait que le « combat » entre le bourreau et la victime est exposé dans sa frontalité, dans son oralité. A l’appui d’extraits d’entretiens qu’il décortique, qu’il confronte, Rithy Panh en appelle à la vigilance du lecteur, tâchant de lui démontrer combien la langue de Duch est « un jeu avec le faux »   , par lequel le bourreau « bâtit … une histoire, déjà une légende, un autre réel »   . Au point de restaurer une part de la fantasmagorie khmère rouge. Ce qui inspire au cinéaste ce constat désabusé : « C’est comme si Duch parlait encore ce langage. Comme si ce monde ne l’avait jamais quitté »   .

 

Dès lors, la lutte de la vérité contre le mensonge, de l’humanité contre sa négation, n’est pas achevée au moment où se referme le livre. A cette absence de clôture morale, et a fortiori historique   , répond une absence de clôture narrative, qui confère au récit un caractère éclaté, où pensées, souvenirs, saillies du bourreau mais aussi de l’auteur surgissent pêle-mêle, se bousculent, imposant leur urgence et leur nécessité.

 

Loin de sanctionner la relativité de toute chose, ce tohu-bohu, où seule la pensée ferme et résolue en vient à être audible, finit par libérer une parole d’humanisme, une parole d’universalité, qui dit que l’humanité se définit par le bien – d’où la croyance de l’auteur en une « puissante banalité du bien »   –, que tout le monde n’a pas vocation à se trouver à la place du bourreau. Ce que Rithy Panh, qui a fait le choix de l’humanité, signifie à Duch, à la faveur d’une estocade imparable, saisissante d’évidence et de dignité : « Duch : Je suis jour et nuit avec la mort. Je lui réponds : Moi aussi. Mais nous ne sommes pas du même côté »   .

 

Pour en savoir plus :

- l’interview de Rithy Panh par nonfiction
- la critique du Maître des aveux, de Thierry Cruvellier