S’inspirant des idéologies de la modernité mais dépassant leurs limites, le "convivialisme" d’Alain Caillé s’affiche comme le dénominateur commun de ceux qui cherchent à concilier la relance de l’idéal démocratique et l’acceptation d’un "état stationnaire" de l’économie. Une tentative qui doit faire ses preuves de rassemblement et doit s’affronter à la question stratégique et organisationnelle.
Sociologue et fondateur du MAUSS , Alain Caillé livre un petit essai facile d’accès, qui rassemble des éléments de réflexion destinés à l’élaboration ultérieure d’un véritable manifeste du “convivialisme”. Par ce terme, l’auteur désigne une nouvelle doctrine politique adaptée au temps présent, dont il s’efforce de défendre la pertinence et de brosser les principaux traits en une centaine de pages. Le double objectif assigné à cette nouvelle idéologie qu’il appelle de ses vœux consiste d’une part à offrir un fondement théorique à tout un ensemble d’expériences de terrain qui s’inscrivent dans la construction d’un “autre monde”, et d’autre part à rassembler dans une perspective commune tout un pan de la pensée critique contemporaine. L’auteur reconnaît d’ailleurs sa dette à un ensemble d’auteurs recrutés dans les rangs des anti-utilitaristes, des objecteurs de croissance, des altermondialistes, des avocats de l’économie sociale et solidaire, des socialistes associationnistes…, et dont les lecteurs avertis reconnaîtront les influences tout au long de l’essai.
La problématique : apprendre à s’opposer sans se massacrer dans le cadre d’un état stationnaire
La nécessité de bâtir le “convivialisme” s’explique par l’obsolescence qui frapperait les idéologies politiques issues de l’ère moderne, et qui constituent encore peu ou prou notre cadre de référence. Il s’agit selon l’auteur des “deux piliers de l’idéal démocratique moderne” : le libéralisme et le socialisme, et de “leurs formes de critique principale” : l’anarchisme et le communisme . Les spécialistes de théorie politique frémiront peut-être devant la rapidité avec laquelle Caillé expose leurs principes constitutifs et leurs relations, mais l’essentiel de son propos réside surtout dans les deux grandes limites qu’il entrevoit à ces approches.
La première limite est leur soubassement utilitariste plus ou moins refoulé mais bien réel, qui les amènerait à subordonner l’idéal démocratique à la quête de l’abondance matérielle, pensée plus ou moins explicitement comme étant la seule capable de contenir durablement les rivalités humaines. Or, Caillé s’emploie pendant toute la première moitié de son ouvrage à démontrer le caractère erroné et illusoire d’une telle prémisse. Erroné, car l’homo œconomicus recherchant inlassablement la maximisation de son avantage personnel reste un mythe, qui ne décrit que partiellement la réalité anthropologique des “sujets sociaux” que sont les êtres humains. On retrouve bien sûr ici l’influence des travaux du MAUSS, qui avaient d’ailleurs inspiré à Jacques Généreux une critique semblable à l’égard des idéologies de la modernité, développée notamment dans son substantiel essai sur La dissociété . Illusoire aussi, car la croissance économique n’est plus ni assurée ni souhaitable, que ce soit à court terme dans les pays riches ou à moyen terme à l’échelle planétaire. En Occident, les tendances au déclin des taux de croissance et des gains de productivité sont en effet assez claires, qui n’ont été compensées dans le cadre du système que par la multiplication de bulles spéculatives, le creusement des inégalités par le haut et la marchandisation d’activités relevant du service public et/ou de la gratuité. A ce tableau, l’auteur ajoute les menaces économiques qui pèsent sur l’expansion des pays émergents, sans doute trop vite étiquetés “relais” de croissance. Surtout, il pointe la limitation nécessaire de la production matérielle et de la consommation d’énergie au niveau mondial, afin de préserver des conditions climatiques supportables pour les sociétés humaines telles qu’elles se sont agencées. Revenant sur la forte croissance des Trente Glorieuses, Alain Caillé la décrit comme une “boucle émissaire” provisoire, ayant permis aux hommes de “s’opposer sans se massacrer” dans un cadre démocratique et un régime de propriété satisfaisants pour l’écrasante majorité des citoyens. Avec le recul, il montre néanmoins qu’elle s’apparente surtout à une parenthèse historique, et probablement non reconductible, entre l’âge des totalitarismes d’une part (i.e. le sacrifice des intérêts individuels au profit d’ “un intérêt collectif imaginaire et hypostasié”), et l’âge néolibéral du “parcellitarisme” d’autre part (i.e. le sacrifice inverse du bien commun et de l’intérêt général au profit de la figure fantasmée de l’individu entrepreneur de lui-même) .
La seconde limite des idéologies de la modernité tiendrait par ailleurs dans le cadre de leur développement et dans leur horizon de pensée. Quelles que soient les velléités internationalistes qui aient pu s’exprimer jadis, ce cadre et cet horizon seraient essentiellement réductibles à l’Etat-nation. Or, il s’agit selon l’auteur d’un terrain désormais trop étroit pour une défense efficace de l’idéal démocratique. S’appuyant sur une argumentation plus ramassée mais aussi moins convaincante, il juge en effet que la diversité croissante des origines et des traits culturels des populations des sociétés contemporaines, mais aussi la dimension planétaire des défis communs à l’humanité, obligent à émanciper toute nouvelle idéologie progressiste des limites du cadre stato-national. D’où la nécessaire “universalisation” de l’idéal démocratique qu’il appelle de ses vœux, afin “de penser le politique à l’échelle à la fois de la planète, de la diversité culturelle et de la pluralité des générations” .
La solution : le convivialisme, “pour réamorcer le processus de civilisation”
Alors que la seconde limite identifiée par Caillé commande donc selon lui l’universalisation de l’idéal démocratique, la première limite implique quant à elle sa radicalisation, afin d’en faire non pas “un moyen mais aussi la fin même du politique” . En revanche, même soustrait au réquisit de l’accumulation matérielle sans fin, cet idéal resterait à concilier avec la concurrence des “quêtes de reconnaissance”. “S’opposer sans se massacrer” : la grande question posée depuis toujours à des sociétés humaines ontologiquement conflictuelles est donc toujours pendante. Or, l’auteur l’a bien souligné, la canalisation de ces affects contradictoires ne pourra dorénavant s’organiser que dans le contexte d’un état stationnaire de l’économie. A ce stade, la problématique à l’origine de l’obsolescence des idéologies de la modernité est donc bien définie, mais il reste donc à convaincre du fait que le convivialisme saura mieux y répondre que ces dernières. C’est à cette tâche que Caillé s’attelle dans la dernière partie de son essai, en distinguant trois ensembles de principes et de propositions, cohérents avec ses appels à l’universalisation et à la radicalisation de l’idéal démocratique.
Le premier ensemble concerne la lutte contre la démesure des sociétés contemporaines. En se référant à Durkheim, Alain Caillé considère en effet que la coexistence démocratique des hommes ne peut être durable que si les besoins qui sont les leurs sont “limités par quelques puissance morale légitime” . Au cœur du convivialisme, réside donc le “principe de commune humanité et de commune socialité” : tous les êtres humains sont égaux en droit et en dignité et leur vraie richesse provient de la quantité et de la qualité des liens sociaux qui les unissent. Ce principe se matérialise par la double proposition d’un revenu minimum et d’un revenu maximum, dont les seuils seraient à déterminer démocratiquement, en fonction notamment des niveaux de vie existants. En outre, cette distribution alternative de la richesse à l’intérieur des communautés nationales devrait s’accompagner d’une redistribution entre les nations, afin que l’état stationnaire ne soit pas synonyme de conservation des inégalités de développement actuelles : “une partie de la richesse reconquise et arrachée au capitalisme spéculatif […] devra permettre aux pays les plus pauvres de financer une croissance plus respectueuse de l’environnement. En contrepartie, les pays les plus riches seront en droit d’instaurer un protectionnisme limité” , contribuant aussi à la relocalisation des productions que requiert l’impératif écologique.
Le deuxième ensemble consiste en un plaidoyer en faveur d’un nouvel universalisme, qui renonce à la prétention de faire de la philosophie occidentale la référence supérieure offerte à l’humanité. Selon Caillé, les valeurs démocratiques libérales seront d’autant plus difficiles à faire triompher que “le discours occidental de la Raison et de la science” n’admettra pas “son incomplétude” . S’agissant de l’Etat-nation, l’auteur tente de camper sur une position médiane, conscient que son effacement n’est ni probable ni forcément souhaitable. En effet, il souhaite qu’un équilibre soit trouvé entre le pluralisme culturel et les règles communes définissant tout Etat-nation existant, et plus généralement “entre droit à l’enracinement et droit au déracinement” . Cependant, peu de propositions concrètes viennent illustrer ces vœux quelque peu abstraits et la discussion entre les modèles républicain et multiculturaliste est évitée. Le propos se fait toutefois plus percutant lorsque Caillé admet que les conflits identitaires ne seront résorbés que par le rassemblement des corps sociaux derrière un objectif nouveau de civilisation. Si l’échelle de l’Etat-nation est trop réduite pour Caillé, il ne croit pas non plus dans l’Europe pour promouvoir seule cet objectif, en raison des dérives technocratiques auxquelles cette “forme politique apolitique” a donné lieu : “l’invention du convivialisme devra donc être mondiale ou ne pas être” .
Le troisième ensemble de principes et propositions donnant corps à l’idéologie convivialiste a trait aux vertus de l’associationnisme et de la gratuité. Du point de vue de l’auteur, ceux qui pratiquent le convivialisme sans le savoir sont ceux qui s’associent, à des échelles et selon des modalités différentes, pour produire, protéger et donner accès aux biens communs sous toutes leurs formes. Au-delà du marché et de l’Etat qui ont été les instruments privilégiées du libéralisme et du socialisme, c’est donc “la société civile associationniste” qui figure comme “l’acteur central” de l’idéologie convivialiste, et dont celle-ci promeut en retour l’émancipation. Retrouvant là l’argumentation de Thomas Coutrot sur la “relève” que cette société civile représenterait après la perte du rôle central attribué aux classes sociales , Caillé souligne néanmoins que le convivialisme n’a de sens que si cette société civile est elle-même préservée des tendances oligarchiques et débarrassée de la prétention à orienter l’ensemble des conduites humaines, fût-ce au moyen d’autres critères que ceux issus de la sphère marchande. D’où l’importance d’une “part de gratuité et de jeu” pour sauvegarder les motivations non dépendantes d’un contrôle social.
Une absence de stratégie opérationnelle
Parmi les mérites de l’ouvrage d’Alain Caillé, il faut souligner en premier lieu son accessibilité au citoyen peu familier de la littérature anti-utilitariste et objectrice de croissance déjà existante. Cela se paie néanmoins du prix d’une occultation des débats qui animent ces courants de pensée, s’agissant à la fois de leur description de la société et de leurs aspects normatifs. Certes, plaider pour un manifeste exige de mettre en lumière ce qui réunit plutôt que ce qui oppose, mais au fil de son argumentation l’auteur opère des choix qui exigeraient discussion. C’est notamment le cas lorsqu’il tente d’identifier les sujets aptes à porter le projet convivialiste, et propose d’opposer à la “nébuleuse des pouvoirs” une autre nébuleuse d’acteurs qu’il appelle “multitude”, en référence à des travaux de Toni Negri et Michael Hardt qui ont pourtant fait l’objet de nombreuses critiques de fond . A l’inverse, ses positions apparaissent d’autant plus convaincantes lorsqu’elles sont explicitées, lorsque par exemple il justifie son attachement à la notion de Progrès, pointant l’incapacité de certaines critiques écologistes et post-développementistes à saisir qu’il ne s’agit pas d’un adversaire en tant que tel, du moment qu’il n’est pas réduit à sa version étroitement techno-scientiste.
En second lieu, on ne peut que rendre hommage à la clarté avec laquelle Alain Caillé expose les défis qui se posent à l’humanité et à son avenir démocratique. Si l’on peut partager les grandes lignes de la solution convivialiste, on restera cependant dubitatifs devant l’absence criante de perspective stratégique. Certes, le format même de l’interpellation empêche tout traitement exhaustif. Cela dit, le choix d’insister dans l’essai sur la vocation mondiale de cette nouvelle idéologie et la “nébuleuse” de ses acteurs centraux donne à toutes ces propositions un caractère quelque peu désincarné et peu mobilisateur. Si la situation appelle en effet une “révolte morale” et incite à “donner consistance […] à une nouvelle quasi-religion” qui rende désirable un monde alternatif, cela n’implique pas de négliger l’importance d’une base sociale et culturelle un tant soit peu définie et surtout d’une infrastructure organisationnelle capable de mobiliser concrètement, matériellement les individus se sentant concernés et convaincus par la nouvelle idéologie convivialiste. On attend donc avec hâte les prolongements et les débats serrés que nourrira sûrement le travail réalisé par Alain Caillé.