"Il faut que je gagne pour vous."

C’était le mot de la fin, la conclusion de l’émission, la phrase à soigner.

Il faut toujours soigner ses sorties. Dans un verbe superbe, clore le débat et laisser ses contradicteurs interdits, la réponse assassine sur le bout de la langue.

C’était un débat clé en mains. Un débat qu’un homme de l’envergure de Laurent Fabius n’avait pas le droit de perdre, pas encore, pas alors que Nicolas Sarkozy nous sert la même politique et les mêmes stratégies de communication depuis 5 ans. Et pourtant, qui, aujourd’hui, a encore le courage de compter les points ?

Le départ était maladroit, mais il aurait pu être prometteur. Le contexte aidait, la configuration de la salle aidait, la position du candidat Sarkozy aidait. Les journalistes ont sorti l’artillerie lourde, parés pour une revanche grossière de la parodie d’interview menée d’une main tremblante par Claire Chazal, David Pujadas et Michel Denisot le 18 novembre 2010. Nicolas Sarkozy est immédiatement interpellé sur les mauvais sondages, le désaveu des Français, leur "passion" à son égard. Le mot est lâché. L’émission vient à peine de commencer que David Pujadas a déjà perdu la main. Nicolas Sarkozy s’accommode très bien de la passion des Français, merci.

On a voulu y croire, vraiment. On a vu les chroniqueurs arriver avec leurs graphiques, leurs preuves factuelles, leur sang froid. François Lenglet a même réussi à déstabiliser le président-candidat. Mais voilà. Comme toujours, Nicolas Sarkozy a repris le dessus. Pas sur le fond, non, on ne s’abaisse pas à parler du fond. Mais sur la forme. 5 ans qu’il répète la même chanson, les mêmes paroles, le même air. "Vous trouvez ça normal, que…" "Mais monsieur Pujadas, qu’est ce que vous voulez que je fasse ?". "Monsieur Fabius, vous êtes un homme intelligent…"

Du mépris, d’abord. De la manipulation, ensuite. Un aveu d’impuissance à peine déguisé. "Ce n’est pas moi, non, c’est les autres." Ou encore : "Ce n’est pas moi, non, c’est la crise." Ou encore : "Ce n’est pas moi, non, c’est LES crises" Pire encore : "C’est moi, oui, mais qu’est-ce que je devais faire ?" Et le couperet : "C’est moi, oui, mais monsieur Pujadas, je suis un être humain."

Faillible donc. Un être humain dont les défauts, les tics et les tocs sont tellement visibles qu’ils font la manne des humoristes de tous bords. Alors comment expliquer, comment comprendre, que 5 ans après, les mêmes erreurs soient encore commises ?

Les journalistes arrivent, gauches, et posent des questions sans même avoir réfléchi aux réponses potentielles.

- Le président des riches ? "Un procès en sorcellerie ; la France est le seul pays en Europe à avoir l’ISF."

- La droitisation de la campagne ? "L’immigration n’est ni une question de droite ni de gauche."

- Les similitudes entre son programme et celui du FN ? "Si Marine Le Pen dit qu’elle préfère le soleil à la pluie, je suis d’accord avec elle."

- Jean Sarkozy à l’EPAD ? "On ne parle pas de Jean-Marie Le Pen avec sa fille, ou monsieur Mitterrand qui a été le représentant de son père en Afrique, mais j’aurais du dire : "Jean, n’y va pas, ça va faire une polémique." "

- Les effets d’annonce perpétuels ? "J’ai dit que je sauverai Alstom, j’ai sauvé Alstom."

Sourire victorieux de l’homme qui s’étonne lui-même que des ficelles aussi grosses marchent toujours.

Les questions sont légitimes, mais l’angle d’attaque est mauvais. Les relances sont nécessaires mais toujours mal à propos. Pourquoi personne n’a réagi quand il a martelé qu’en 5 ans, il n’avait "jamais connu de violences, jamais connu de blocages dans la rue" ? Pourquoi personne n’a rebondi sur l’infâme idée "mal comprise", dit-il, de faire parrainer chaque enfant mort pendant la Shoah par un petit Français du primaire ? Pourquoi David Pujadas n’a-t-il pas plus insisté sur les nominations abusives dans la police et les RG ? Pourquoi personne n’a réagi quand il a parlé d’un "droit à la formation que chacun sera obligé d’exercer" ? Pourquoi ne pas l’avoir interrogé davantage sur ces 70 milliards d’économies promises ? Les journalistes, à bout, le laissent finir, le laissent verser une larme, le laissent faire de l’ironie, attendant comme le glas l’arrivée de Laurent Fabius.

A peine arrivé sur le plateau, fiches en main, l’ancien Premier ministre commence une attaque en règle du président qui a tenu des propos "violents". "Violents, dites-vous ?". En une phrase, Laurent Fabius perd la main à son tour. Règle numéro 1 : on n’attaque pas son adversaire sur la virulence de ses propos quand on sait qu’on a tenu les mêmes quelques mois auparavant. "Vous abaissez le débat", se plaint Fabius. "Non, j’abaisserais le débat si je rappelais aux Français que vous avez traité monsieur Hollande de "fraise des bois". "

S’en suit un débat fort intéressant sur l’économie, que l’on pourrait résumer à "vous avez échoué", "Non", "Si", "Non", "Si". "Vous n’auriez pas fait mieux", "Si", "Non", "Si". Jusqu’à ce que Davis Pujadas, las, dise : "on n’arrivera pas à vous mettre d’accord sur les chiffres donc passons à autre chose." Vous avez raison, monsieur Pujadas, des fois que le débat puisse prendre un peu de hauteur…

Mais avouons-le, nous sommes restés au ras des pâquerettes. Cela nous a même fait rire, parfois :

—Nicolas Sarkozy : "Oui et bien moi aussi j’ai lu Tartuffe, pas besoin d’avoir fait l’ENA."

—Laurent Fabius : "Oh mais ce n’est pas à l’ENA que l’on étudie Molière."

—Nicolas Sarkozy : "Vous allez devoir passer du statut de professeur au statut de celui qui écoute."

—Laurent Fabius : "J’ai trop de respect pour la fonction qui est la vôtre."

—Nicolas Sarkozy : "La modestie ne vous va pas au teint."

—Nicolas Sarkozy : "On ne change pas monsieur Fabius."

—Laurent Fabius : "J’allais vous le dire."

Mais monsieur Sarkozy a changé, encore une fois. Il l’a dit et répété. "C’est grave d’être président. Celui qui n’a pas été président ne peut pas comprendre." Et les journalistes de le laisser faire. Oui, car la souffrance du président est sans commune mesure avec celle de ses concitoyens.

Laurent Fabius aurait pu ne pas si mal finir, s’il n’avait paniqué à la fin du débat. David Pujadas lui propose d’aborder un autre sujet que l’économie. Laurent Fabius hésite, bafouille, lui demande son avis. Nicolas Sarkozy trépigne, il a une idée. Mais David Pujadas est formel : c’est à Laurent Fabius de choisir. Il aurait pu choisir Courroye, Bettencourt, les niches fiscales, Squarcini, les préfets, ses nouvelles propositions, même revenir sur Kadhafi, l’Irak, ou l’Afghanistan. Mais non. Il a choisi "le style de la République et la concentration des pouvoirs." Bravo. Parce que Nicolas Sarkozy a déjà répondu à ça, à plusieurs reprises pendant le débat face aux journalistes. Sa défense est toute trouvée : Didier Migaud, Michel Charasse, le directeur de cabinet de Brice Hortefeux, la commission des finances… Vous voyez bien que c’est un homme d’ouverture !

Allons monsieur Fabius, il vous reste la conclusion pour vous rattraper. Bonne idée, très bonne idée que de lire les déclarations de Nicolas Sarkozy lui-même devant Arlette Chabot en 2007 : "Je m’engage à un chômage à 5%. Si à l’arrivée il y a un chômage à 10%, c’est un échec. Aux Français d’en tirer les conséquences." Beau symbole que de voir Nicolas Sarkozy ébranlé. Beau coup de communication, bien préparé. Peut-être trop préparé. Car ce passage avait déjà été lu une heure avant dans l’émission, et cela n’a pas pu échapper à Laurent Fabius. Et là, on hésite : fainéantise intellectuelle ? Manque d’inspiration ? Attaquer sur le bilan, c’est bien. Faire campagne sur les idées, c’est mieux. Laurent Fabius est entré dans le jeu de Nicolas Sarkozy, mais il n’en a jamais lu les règles.

C’était le mot de la fin, monsieur Fabius. Vous avez clos le débat, laissé votre contradicteur interdit, la réponse assassine sur le bout de la langue.

Et que retiendra-t-on de ce face-à-face ? Cette phrase, prononcée à la va-vite par un Nicolas Sarkozy acculé, jamais inquiété : "On verra ce que la postérité dira de chacun de nous."