A l'occasion de l'attribution du "prix Nobel en économie" à Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo, Nonfiction republie la critique de leur livre "Repenser la pauvreté".

La Banque mondiale vient d’annoncer qu’un des principaux objectifs du millénaire pour le développement (OMD) venait d’être atteint avec cinq ans d’avance sur le calendrier prévu. Selon, cette grande institution internationale,  l’extrême pauvreté (vivre en dessous du seuil de 1,25 dollars par jour) a été réduite de moitié. Cette annonce fait néanmoins douter nombreuses organisations non gouvernementales (ONG), pour qui ces résultats ne mettent pas assez en évidence l’effet de la croissance économique très forte dans les deux immenses pays concernés que sont la Chine et l’Inde et donc la forte disparité qu’il existe entre pays dans ce domaine.

Ce contexte rend la parution du livre d’Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo d’autant plus important pour comprendre ces phénomènes. Les deux auteurs soulignent à juste titre que les effets de la crise économique et financière actuelle n’ont pas encore été enregistrés et qu’ils pourraient bien malheureusement remettre en cause ces résultats.


Une nouvelle boîte à outils pour l’aide au développement

Jusqu’à une période récente, l’économie du développement était en perte de vitesse et n’attirait plus guère les étudiants et les chercheurs de bon niveau. Les choses sont en train de changer. Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo en sont les preuves vivantes, au travers l’immense travail qu’ils conduisent au sein de leur « Poverty Action Lab » (J-PAL). Il est vrai que cette discipline s’est depuis longtemps enfermée dans un débat sur l’efficacité de l’aide au développement qui peine à être tranché.

D’un côté, il y a ceux comme William Easterly qui juge cette aide inutile voire néfaste. Il n’hésite d’ailleurs pas à dénoncer ce gaspillage car, selon lui, l’aide au développement ne tiendrait pas compte des comportements individuels de ceux à qui elle est destinée. De l’autre, à l’instar de Jeffrey Sachs, certains estiment qu’il faut au contraire mobiliser une aide massive pour sortir du piège de la pauvreté et considère que le soutien doit prioritairement être orienté vers l’éducation et la santé, domaines indispensables si l’on veut fournir aux populations les bases de l’autonomie.

Peut-on dire que Banerjee et Duflo se situent dans une voie moyenne à égale distance entre ces deux positions a priori irréconciliables ? Difficile à dire. Disons plutôt que leur démarche vise davantage à changer la perspective même de cette aide, dont il faut d’abord souligner que, quantitativement, elle ne représente pas grand-chose. Surtout, selon Banerjee et Duflo, de nombreux aspects du système d’aide est à revoir car il est trop souvent influencé par ce qu’ils appellent les trois i : idéologie, inertie et ignorance. Pour eux, le meilleur usage que l’on peut donc faire de cette aide, c’est de s’en servir pour expérimenter de nouvelles politiques, y compris en prenant des risques dès lors que celles-ci peuvent avoir un fort potentiel pour les plus démunis.

Dans le droit fil des deux ouvrages précédents d’Esther Duflo   , cette nouvelle contribution propose une démarche très pragmatique. Car, comme ils le disent d’emblée, « l’objet de Repenser la pauvreté est finalement d’explorer ce que la vie et les choix des pauvres nous apprennent quant à la façon dont il faut mener la lutte contre la pauvreté à l’échelle mondiale ». Dans des domaines aussi variés que l’accès à la micro-finance, les soins médicaux, la scolarité, l’utilisation des engrais, la lutte contre le paludisme ou encore l’opportunité d’une assurance santé, Banerjee et Duflo préconisent d’abord de s’appuyer sur la démarche expérimentale à petite échelle puis d’en tirer les enseignements.

Cette méthode a le mérite du bon sens. Inspirée des essais cliniques, elle consiste donc à « appliquer » un dispositif innovant à une partie de la population-cible (ou d’un village) tirée de façon aléatoire, puis à comparer les résultats obtenus avec l’autre partie qui n’en a pas bénéficié. Elle est, selon eux, la seule façon qui permet de comprendre au plus près le comportement des plus pauvres dans leur vie quotidienne et par là-même de mettre les plus démunis au cœur de l’élaboration des politiques publiques. Et cette bonne compréhension est, pour les auteurs, la clé pour construire et rendre ces politiques efficaces. Car, comme le souligne Amartya Sen, le prix Nobel d’économie dont les auteurs semblent revendiquer une certaine filiation, la pauvreté ne correspond pas seulement à un manque d’argent, « elle signifie aussi ne pas avoir la "capabilité" de réaliser entièrement son potentiel d’être humain ».

Être pauvre, ce peut être tout simplement manquer d’informations ou être « mésinformé ». Dans le domaine de la santé préventive par exemple, il est nécessaire de comprendre les bienfaits de la vaccination pour accepter d’y avoir recours. Or quelqu’un qui ne peut pas savoir de sa propre expérience n’a aucune raison de faire confiance aux autorités sanitaires. Toute action doit donc privilégier la qualité de l’information donnée et ne pas négliger le temps d’apprentissage des populations pour faire l’expérience des éventuels bienfaits de telle ou telle mesure.

Une autre caractéristique que mettent en évidence les expérimentations de Banerjee et Duflo (et insuffisamment prise en compte) est le comportement de procrastination, c’est-à-dire un comportement qui consiste à différer une décision qui, pourtant, pourrait être grandement profitable sur le plan de l’amélioration des conditions de vie. Les pauvres ont en effet une vision totalement différente du présent et du futur par rapport à celles des plus riches. Ces derniers sont en quelque sorte « protégés » par la régularité de leurs ressources et des institutions qui prennent souvent les bonnes décisions à leur place sans qu’ils aient à faire l’effort de faire eux même la démarche. Sur ce point, les politiques de vaccination quasi obligatoire ou les assurances santé sont des bonnes illustrations de ces formes de protections des plus riches. Différer une décision a donc des conséquences moins graves que dans le cas de ceux pour qui le moindre évènement défavorable peut fortement dégrader leur situation et leur niveau de vie.

 

Les bases pragmatiques d’une possible théorisation

C’est l’accumulation de données comparatives dans des domaines et des contextes très variés et leurs enseignements qui font le grand intérêt de ce livre de Banerjee et Duflo. Peu à peu, ils construisent de façon très pragmatique et avec beaucoup de modestie une nouvelle façon de théoriser le développement. À l’importance des effets d’apprentissage et du comportement de procrastination que nous venons d’évoquer, Banerjee et Duflo ajoutent ce qui peut être considéré comme le troisième pilier de leur théorisation progressive : la courbe en S qui représente ce qu’ils appellent « le piège de la pauvreté ». Ce piège a lieu lorsque le revenu futur est d’abord inférieur au revenu actuel pour ensuite s’élever rapidement puis s’aplatir à nouveau (d’où l’appellation courbe en S). Au contraire, lorsque le revenu futur dépasse très vite le revenu actuel même si c’est pour s’aplatir ensuite (courbe en L inversé), le piège de la pauvreté ne se referme pas sur les individus concernés. C’est donc seulement armés de cette petite formalisation simple que Banerjee et Duflo passent au crible les nombreux dispositifs qu’ils testent et qui sont présentés avec beaucoup de pédagogie dans leur ouvrage.

Le dernier mérite de ce livre, et non le moindre, est que l’on s’aperçoit très vite que la démarche expérimentale du J-PAL, utilisée dans le cadre de pays en développement, peut aussi bien servir dans nos pays dits développés où, malheureusement, la guerre contre la pauvreté est bien loin d’être gagnée. C’est d’ailleurs dans cet esprit que le Revenu de Solidarité Active (RSA) a d’abord fait l’objet d’une expérimentation de grande ampleur avant d’être généralisé à partir du milieu de l’année 2009.

À l’heure où notre pays réédite le rapport de Joseph Wrésinski, fondateur du mouvement ATD-quart monde, qui, au milieu des années 1980, avait, dans le cadre du Conseil économique et social, produit une analyse sans concession du développement de la grande pauvreté, le livre de Banerjee et Duflo vient nous apporter de nouvelles armes pour gagner la guerre contre ce fléau.