Incroyable mais vrai : Nicolas Sarkozy a surenchéri hier sur les propos de ses ministres en affirmant que "le premier sujet de préoccupation des Français, c'est la viande halal". Alors que la droite et l'extrême droite tentent de mettre le sujet de l'islam au coeur de la campagne présidentielle en déclenchant cette polémique, Christine Rodier, docteur en sociologie, auteure d'une thèse intitulée "Manger pour croire : le halal comme incorporation d’une norme. Etude transgénérationnelle de descendants de migrants berbères", répond aux questions de nonfiction.fr.
Nonfiction.fr- La surenchère sur la viande halal continue. Vendredi, le ministre de l’Intérieur, Claude Guéant avait établi un lien entre le droit de vote des étrangers aux élections locales, défendu par la gauche, et "la présence de nourriture halal dans les repas des cantines". Samedi, Nicolas Sarkozy a revendiqué pour chacun le droit de savoir ce qu’il mange, sans oublier de dénoncer "la menace du chantage communautaire" en cas de vote des étrangers. Hier, le Premier ministre François Fillon a adopté le même discours mettant en balance le risque d’une citoyenneté "à deux vitesses" et des "traditions ancestrales qui ne correspondent plus à grand-chose alors qu'elles correspondaient dans le passé à des problèmes d'hygiène." Quel regard portez-vous sur ce débat ?
Christine Rodier- Le lien établi entre le vote des étrangers et la présence de nourriture halal dans les repas des cantines me paraît infondé au regard de nombreuses analyses de terrain. S’il y a des demandes de repas halal en cantine, celles-ci sont exigées par les descendants de migrants ou leurs parents. C’est-à-dire que ces demandes sont formulées par des Français de confession musulmane ou des individus vivant en France depuis de longues années et régularisés. Cette surenchère de la viande halal en période électorale révèle surtout une méconnaissance des pratiques alimentaires très éclectiques de la population se définissant "musulman" au profit d’une idéologie persistante. Pour appréhender le phénomène halal, il serait judicieux et nécessaire aujourd’hui de déconstruire cette approche "essentialiste" des populations dites "musulmanes", ou encore cette tentative de "catégorisation" de l’être musulman. Pour le dire autrement, le rapport à l’islam serait le seul référent à déterminer le rapport à la citoyenneté : un musulman en accord avec les principes de la République serait un musulman "laïc", "soft" ou encore "modéré". Le risque d’une telle approche, à tendance "monolithique", est de réifier ce qu’est "l’être musulman" et d’essentialiser son rapport à l’islam entre "bonnes" et "mauvaises" croyances. Si certaines demandes de repas halal en cantines scolaires érigent le halal en tant que marqueur identitaire, elles ne semblent pas représentatives de l’ensemble des musulmans vivant en France. Manger halal n’aboutit pas de facto à la formation d’une morale communautaire, mais constitue davantage une des conditions pour appartenir à une communauté sans pour autant partager l’ensemble de ses valeurs.
Nicolas Sarkozy a laissé entendre dans son discours prononcé à Bordeaux le 3 février 2012 que les Français auraient en commun des habitudes alimentaires auxquels ils s’identifieraient, ce qui laisserait entendre que les "Autres" mangeraient différemment et appartiendraient, de facto, à une autre "civilisation". Les pratiques alimentaires sont le fruit du brassage des populations, et de son corollaire, la diffusion de nouvelles denrées, techniques, ou encore de nouveaux comportements. Dans un monde globalisé, les pratiques alimentaires produisent de la diversité et du métissage pour toutes les communautés. Les mangeurs disposent donc de répertoires alimentaires multiples.
Ainsi, manger halal ne signifie nullement manger des plats "arabes" ou " maghrébins", mais bien au contraire, manger halal signifie aujourd’hui manger n’importe quel plat tout en maintenant opératoire une norme. L’observation des pratiques alimentaires met en évidence que manger halal, boire du Coca Cola ou du thé à la menthe n’ont rien d’antinomiques, ils font partie de la culture des individus.
Nonfiction.fr- Selon vous, quelle est l’importance du halal dans les pratiques des Français musulmans aujourd’hui ?
Christine Rodier- Les valeurs liées au halal ont radicalement changé entre l’arrivée des premiers immigrés musulmans en France et leurs descendants français. Pour la première génération d’expatriés, décrits dans mes travaux comme des "mangeurs ritualistes", le concept de halal est une question de tradition et de devoir religieux se traduisant par l’interdiction de consommer du porc et la présence d’un rite sacrificiel à respecter lors de l’abattage d’animaux. À la différence de ces derniers, les descendants de ces immigrés, le halal est devenu un concept éthique à la base d’une hygiène de vie qui va au-delà de la simple prescription alimentaire. Ces mangeurs que je qualifie de "mangeurs consommateurs" expriment un certain ras-le-bol des plats traditionnels de leur pays d’origine et désirent manger des plats dits "français" auxquels ils s’identifient, étant eux-mêmes nés sur sol français.
L’émergence d’une consommation de produits halal s’est effectivement pensée en opposition à certaines pratiques des parents tout en étant en lien avec des "pratiques signifiantes" d’une époque. C’est la pratique des règles elle-même qui modifie les pratiques, et non le corpus religieux. Les gens suivent un interdit parce qu’il est à leurs yeux pertinent de le suivre. Une corrélation de variable n'induit d'aucune façon un lien de causalité. Les nombreuses recherches sur les musulmans en France se cantonnent à de nombreuses enquêtes quantitatives, qui croisent plusieurs variables socio-économiques concluant hâtivement sur des hypothèses qui nous laissent au stade d’opinions ou d’informations sur leurs convictions religieuses et non sur des pratiques éclectiques. Si un nombre important de descendants de migrants achètent des produits halal c’est avant tout pour diversifier leur alimentation et moins pour mettre en avant leur appartenance religieuse. Ils construisent leur identité à travers des modèles proposés par la société contemporaine, mais aussi au regard de leur histoire propre, de celle de leurs parents et de leurs grands-parents.
Nonfiction.fr- Pensez-vous que la question de l'abattage rituel pose problème ? Est-ce un problème d’ordre agro-alimentaire ou religieux ?
Christine Rodier- Il y a effectivement un problème de traçabilité et de transparence des viandes abattues selon le rite islamique. À mon sens, ce n’est pas un problème religieux, mais sanitaire et économique. La majorité des musulmans en France souhaitent simplement, en tant que consommateurs, se procurer de la viande et des produits bien certifiés halal. Cependant, il y aujourd’hui une absence de consensus sur une définition industrielle du halal. Par conséquent, nous assistons à une multiplication d’organismes de certification. L’incertitude qu’engendre l’expansion d’un marché halal et la mise en vente de nouveaux produits entraîne chez certains croyants une plus grande attention à leur alimentation et une plus grande méfiance à l’égard des produits certifiés halal. La volonté de certains organismes de certification est de fournir aux consommateurs une même vision de la qualité concernant la viande et de manière plus générale concernant la manière de se comporter pour être un "bon musulman". L’objectif de ces associations à travers leurs communications est de conduire le croyant à plus de méfiance et de perception du risque à l’égard des produits certifiés halal et à l’hyperconsommation. Enfin, il me semblerait plus judicieux de la part de l’État et des acteurs politiques d’apporter davantage de transparence aux consommateurs "musulmans" quant au marché halal par la définition d’une norme de gestion, au risque de favoriser une prolifération de grilles de lecture sur cette norme qu’est le halal
* Propos recueillis par Pierre Testard.