Depuis que Marine Le Pen a remplacé son père à la tête du Front National, l’idée se fait tenace dans l’esprit des Français : l’extrême droite a un nouveau visage, elle s’est adoucie, elle fait moins peur.

Et quoi de plus effrayant qu’un FN qui n’effraie plus ? Cette peur, les médias l’exploitent de façon abusive sous l’égide des instituts de sondage qui les abreuvent de baromètres et d’enquêtes d’opinion. Qu’en retient-on ? Que le FN fait une percée historique dans l’opinion des Français, notamment dans l’électorat UMP. Que le Front National est aujourd’hui plus dangereux qu’hier parce qu’il se pose en parti républicain et bouscule les clivages politiques sur son programme économique. Que Marine Le Pen est plus habile que son père, moins controversée et plus à même de séduire des électeurs jamais tentés auparavant par un vote extrême. Des idées toutes faites et prémâchées, confortées par le titre tapageur que TNS-Sofres a donné l’année dernière à la fiche analytique de son baromètre annuel d’image du Front National   :

"L’adhésion aux idées du FN en hausse par rapport à l’année dernière (+4 points), surtout chez les sympathisants UMP (+12 points)".

+12 points : évidemment, vous vous dîtes que les Français ont raison d’avoir peur. Mais si l’on regarde plus attentivement cette enquête, on réalise qu’elle est biaisée en de nombreux points.

 

Une courbe biaisée

Tout d’abord, ce baromètre annuel n’a pas été renouvelé de 2006 à 2010. La courbe d’adhésion aux idées du Front National, qui va de 2000 à 2011, souffre donc d’une "légère carence" de 4 ans. Pourquoi avoir renoncé à cette enquête pendant cette deuxième moitié de décennie ? Ce qui paraît étonnant au regard de cette courbe, qui indique une hausse de 2 points des accords avec les idées du FN de 2005 à 2006, et de la présidentielle qui approchait, marquée du traumatisme de 2002. Si l’on souscrit à l’idée que les sondages influent sur l’opinion, l’absence de sondages peut aussi influer sur le sentiment général de peur liée au FN…

Cette décision est donc contestable, mais ne serait pas dommageable si l’institut n’avait pas décidé, malgré cette carence de 4 ans, de continuer la courbe coûte que coûte. De 2006 à 2010, au lieu d’avoir un blanc indiquant clairement que l’enquête n’a pas été faite, la courbe est continue, et oblige donc l’œil le plus aguerri à interpréter les chiffres de 2010 et de 2011 à l’aune d’une courbe non représentative. Il est évident que des pourcentages ne peuvent se lire qu’en relatif, et que la pénétration de certaines idées dans l’opinion ne s’estime que sur le long terme.

 

Deux questions en une

Bien sûr, TNS-Sofres a mis l’accent sur la hausse enregistrée entre 2010 et 2011. Elle est effectivement importante, quoique si l’on tient compte des 3 points de marge d’erreur, elle peut également être relativisée. Mais à ces 4 années d’absence d’enquête s’ajoute un autre biais, dont l’institut nous informe en bas de page : "En janvier 2010 et avant, la question posée était : "Diriez-vous que vous êtes tout-à-fait d'accord, assez d'accord, plutôt en désaccord ou tout-à-fait en désaccord avec les idées défendues par Jean-Marie Le Pen ?". Aujourd’hui, la question posée est : "Diriez-vous que vous êtes tout-à-fait d'accord, assez d'accord, plutôt en désaccord ou tout-à-fait en désaccord avec les idées défendues par le Front National ?".

En d’autres termes, TNS-Sofres a posé deux questions différentes et a répertorié les réponses sur une même courbe. Demander aujourd’hui si l’on adhère aux idées du FN et demander si l’on adhère aux idées de Jean-Marie Le Pen, ce n’est pas poser une seule et même question. Faire un seul graphique relève donc de la seule malhonnêteté intellectuelle, même si ce petit changement d’intitulé est notifié en bas de page.

Plus loin dans l’enquête, une autre question est posée, unique cette fois, mais clairement équivoque : "Pensez-vous que le Front National représente un danger pour la démocratie en France ?". En 2010, ils sont 52% à répondre "oui", contre 56% en 2011. Mais la question peut s’entendre de deux façons différentes : est-ce qu’il y a danger qu’il arrive au second tour, ou est-ce qu’il y a danger s’il arrive au second tour ? Les réponses ne sont pas forcément les mêmes pour l’une ou l’autre de ces propositions, et le terme "danger" est large et équivoque pour une question à laquelle on peut répondre par "oui" ou "non". Sans compter que cette question n’a pas non plus été posée entre 2006 et 2010, et que la marge d’erreur de 3 points réfute une fois de plus toute interprétation sérieuse du résultat.

 

Une mauvaise interprétation ?

La compréhension qu’a le lecteur de cette enquête est donc obligatoirement biaisée, puisque les chiffres sur lesquels il se base sont eux-mêmes faussés. Par ailleurs, si l’on regarde la suite de l’enquête, un graphique en camembert explicite davantage l’imprégnation des idées du FN dans l’électorat. On y découvre que la majorité des gens qui "adhèrent aux idées du FN" adhèrent en fait à ses critiques de la société, mais pas aux solutions proposées (32%). Cela relativise également les conclusions du baromètre : les critiques formulées par le FN, tant au niveau économique que sociétal sont effectivement partagées par une majorité de Français (faillite économique, trop grande dépendance à l’Europe, chômage…), perméable à ses constats populistes. Tous les programmes politiques de la Ve République, tous partis confondus, commencent par dresser un tableau alarmiste de la situation de la France. Même sur les questions plus sensibles de l’immigration, on se rend compte que le taux de Français enclins à penser qu’il y a trop d’immigrés en France est autrement plus élevé que le taux de Français enclins à penser qu’il faut les renvoyer chez eux…

La défense habituelle des instituts de sondage est de dire que l’enquête est bien sûr imparfaite (marge d’erreur, biais inévitable de la formulation de la question voire "l’imposition de problématique" au sens bourdieusien, que certains ne récusent plus), et que ce sont les médias qui en font une mauvaise utilisation et imprègnent l’opinion publique de chiffres réfutables. Certes. Les journalistes pourraient faire, à chaque sondage, le travail que nous faisons en ce moment. Mais l’institut leur mâche le travail en envoyant en même temps une note d’interprétation qui explique ce qu’il faut comprendre de l’enquête. Et le titre de cette même note ("L’adhésion aux idées du FN en hausse par rapport à l’année dernière (+4 points), surtout chez les sympathisants UMP (+12 points)") ne laisse peu de place au doute : le FN s’installe dans l’opinion. La lecture du premier paragraphe de la note relativise immédiatement le titre, puisque l’institut évoque le changement d’intitulé de question, et rappelle que les taux d’adhésion étaient plus forts en 2005 et 2006. Les médias sont fautifs de ne pas être alertés par ces données et de ne pas regarder l’enquête plus en détail, graphiques à l’appui. Personne ne le niera. Mais les instituts de sondages sont également fautifs de donner une enquête prémâchée à leurs clients. Leur note d’interprétation excuse de façon lapidaire des biais qui, à eux seuls, auraient dû empêcher ce baromètre de voir le jour.

Cette année le titre est tout aussi mesuré : "Près d’un tiers des Français d’accord avec les idées du FN : Une banalisation croissante du parti et de ses idées". La hausse est également plus spectaculaire : +10 points par rapport à l’enquête que nous venons d’étudier. Mais ne nous y trompons pas : les biais évoqués sont restés les mêmes. La comparaison faite avec 1991 dans la note synthétique ne tient pas, puisque la question posée à l’époque était, nous l’avons vu, différente. La question sur le "danger" que représente le FN est toujours présente, les 4 années de carence dans l’enquête également. Et si l’on s’attarde, une fois de plus, aux détails du baromètre, on réalise que le nombre de Français adhérant à la fois aux idées et aux solutions du FN a augmenté de "seulement" 4%

 

Dossier complet

 

Démocratie et démocratisation des sondages, par Antoine Jardin.

L’Opiniongate, par Marion Pinchault.

La croisade anti-sondages d’Alain Garrigou, par Pierre Testard.

Sondages : les pour et les contre, par Aïnhoa Jean.

 

 

A lire : 

- TNS Sofres, Baromètre d'image du Front National, janvier 2011. 

- TNS Sofres, Baromètre d'image du Front National, janvier 2012.