Portés par la colère unanime des peuples, les responsables politiques européens décident enfin de se retrousser collectivement les manches et d’affronter le problème face auquel ils n’ont fait preuve que de soumission depuis de trop longs mois.
Sans doute l’exemple des Etats-Unis de Barack Obama n’est-il pas étranger à ce retournement tardif. Les Américains ont en effet prouvé que lorsque l’on est uni et fort, le diktat des agences de notation n’a plus aucun impact. Ils ont continué à appliquer les mesures décidées en amont et à suivre à la lettre les politiques programmées sans que la dégradation de leur note souveraine par l’agence Standard & Poor’s en août 2011 n’ait de conséquences sur le niveau de leur taux d’intérêt. Les Etats-Unis ont ainsi rappelé que les Etats sont souverains, que la souveraineté appartient au peuple, et qu’aucun Etat n’a à soumettre sa politique – car Standard & Poor’s, ne pouvant justifier son choix par la situation économique des Etats-Unis, l’a justifié par les tensions existantes entre Républicains et Démocrates – à l’examen d’agences de notation se prétendant les nouveaux économistes de l’humanité.
Le Président français l’annonce dans une déclaration télévisée : une réponse aux attentes des manifestants français et européens sera proposée collectivement aux citoyens. Le ralliement de la chancelière Angela Merkel s’est révélé décisif et a ouvert la voie à une action commune.
Après des mois d’hésitations et de reculs, il est enfin temps pour les responsables politiques européens d’apporter une réponse ferme et définitive à la crise.

Réaction après des années de retard et de demi-mesures

Ce sursaut politique est à la fois espéré et presque inattendu. Depuis 2008, l’Union européenne a en effet toujours eu a minima une crise de retard dans la position à adopter face aux agences de notation.
La législation européenne n’a ainsi instauré l’enregistrement et la surveillance obligatoire des agences de notation qu’en avril 2009, soit plusieurs mois après l’éclatement de la bulle immobilière. Et cet encadrement n’est venu corriger qu’à la marge les déséquilibres du système financier.
En prévoyant que le Comité européen des régulateurs des marchés de valeurs mobilières soit chargé de l’enregistrement des agences opérant en Europe, qu’il gère une base de données relatives à leurs performances antérieures, que des commissions de surveillance soient créées pour chaque agence exerçant dans l’Union européenne et que des règles de fonctionnement contraignantes soient imposées aux agences, la législation adoptée en 2009 a pour seul objectif d’éviter une nouvelle crise des subprimes. Elle doit, pour reprendre les termes de José Manuel Barroso, garantir aux investisseurs l’information, l’intégrité et l’impartialité dont ils ont besoin de la part des agences pour prendre des décisions prudentes en matière d’investissement. Elle n’anticipe en rien la crise des dettes souveraines et légitime même au contraire le rôle joué par des agences de notation désormais " encadrées " dans cette crise.
Il n’est d’ailleurs pas anodin que cette législation ait été saluée par le président de Standard & Poor’s, Deven Sharma (qui a démissionné quelques jours seulement après la dégradation de la dette américaine) pour qui la surveillance exercée par les régulateurs européens combinée à une analyse systématique des agences de notation devait conduire à plus de transparence et de responsabilité.
La crise de la dette grecque – déclenchée par les dégradations successives, à partir de novembre 2009, de la note de sa dette souveraine, dégradations qui ont entraîné une hausse de ses taux d’intérêt, un phénomène de panique spéculative et enfin l’incapacité de rembourser –, puis celle de la dette irlandaise, viennent souligner dès 2010 l’insuffisance des mesures adoptées. Le problème posé par les agences de notation n’est en effet déjà plus celui des conflits d’intérêts et des méthodes contestables. Les notations de l’hydre à trois têtes ne constituent en effet plus seulement un indicateur plus ou moins heureux pour les investisseurs, mais sont devenues un instrument pro-cyclique et asymétrique au service des spéculateurs. L’hydre a trois têtes joue désormais contre les Etats, afin que ceux-ci perdent et que les spéculateurs gagnent, et les Etats membres de l’Union européen se sont jusqu’à présent révélés incapables de couper court à cette pratique et à ses conséquences désastreuses.

La convocation d’un Conseil européen extraordinaire

Un Conseil européen extraordinaire est convoqué, avec un seul thème à l’ordre du jour : s’extraire du joug des agences de notation et assurer le retour au calme dans les capitales occidentales. Les chefs d’Etat et de gouvernement des 27 Etats membres de l’Union européenne sont présents, et ont reçu le soutien sans faille des principaux partis d’opposition. Seuls les partis d’extrême droite se sont montrés réticents, quitte à trahir leurs propres positions – comment en effet justifier leur soutien silencieux aux agences de notation ? Mais ils voient avant tout dans la lutte contre les agences de notation une victoire dont ils ne veulent pas, la victoire de l’Europe. Et ils ont raison : car c’est bien l’Europe toute entière qui va sortir grandie, renforcée, légitimée, de ce combat.
Il ne s’agit plus cette fois de tergiverser. Les pays européens ont déjà, depuis plus de deux ans, beaucoup trop tardé. Les décisions adoptées sont véritablement ambitieuses : interdiction faite aux agences de notation de noter les dettes souveraines des Etats membres de l’Union européenne, sous peine de se voir contraintes à la fermeture ; création d’un organisme européen de notation des dettes financières ; intervention massive de la Banque centrale européenne sur les marchés financiers pour stopper toute attaque spéculative faisant suite aux décisions du Conseil ; et mutualisation de l’ensemble des dettes européennes. Elles ne seront pas soumises au vote des Parlements afin que l’interdiction faite aux agences de noter les dettes souveraines soit effective immédiatement.

Fin de partie pour les agences de notation

Suite à ce Conseil européen extraordinaire, les agences de notation ont beau protester à coups de communiqués de presse horrifiés et menaçants, en appeler à la liberté d’expression – l’hydre à trois têtes en vient même à appeler, sans plus craindre le ridicule, à la « liberté de notation » –, organiser des manifestations de salariés (contraints de descendre dans la rue sous peine de perdre leur emploi), rien n’y fait.
C’est la première victoire des démocraties occidentales dans la guerre sans pitié opposant la légitimité du pouvoir politique aux pouvoirs financiers. Une victoire qui n’aurait vu le jour sans l’unanimité des peuples et des gouvernements de l’Union européenne. Et une victoire qui doit également beaucoup à la position des autres grandes puissances internationales.
La Chine, potentiel bailleur de fond de l’Union européenne, choisit de ne pas s’exprimer sur les décisions adoptées par le Conseil européen. Autrement dit, elle soutient implicitement l’Union européenne contre les agences de notation.
Le Président des Etats-Unis, après avoir reçu l’appel du Président du Conseil européen – qui en quelques jours à peine a gagné une véritable stature internationale – organise sans délai une conférence de presse devant la Maison blanche au cours de laquelle il déclare soutenir pleinement la démarche européenne. Il laisse d’ailleurs même entendre qu’il pourrait tenter de faire accepter cette législation restrictive aux Etats-Unis – les agences de notation, pas plus qu’en Europe, n’y ont désormais bonne presse. " Occupy Wall Street " se réjouit et salue l’initiative de Barack Obama pour la première fois depuis des mois.
De manière étonnante, cette unanimité de la scène internationale rassure les marchés financiers. Les tentatives d’attaque spéculatives n’auront été que de courte durée. Au bout de quelques jours à peine, le cours des titres bancaires est stabilisé. Aucune des grandes places européennes n’a été contrainte de fermer, ne serait-ce que pendant quelques heures. Les marchés ont rapidement pris conscience que la suppression de l’épée de Damoclès de la dégradation ou de la mise sous surveillance était une chance, car un gage de stabilité.

Le cri et le prix de la victoire

Les peuples européens laissent éclater leur joie. Ils se retrouvent par centaines de milliers dans la rue, à klaxonner et à hurler victoire, un drapeau européen à la main. Un cri de joie d’une force inouïe envahit alors l’Europe toute entière. L’ampleur de la célébration rappelle les plus belles victoires électorales. Le soulagement est tel que l’Europe est devenue ce stade géant libéré au coup de sifflet final annonçant une victoire en coupe du monde de football.
Cette victoire a cependant un coût. Chacun est en effet conscient, sans oser publiquement l’avouer, que l’interdiction faite aux agences de notation de noter les dettes souveraines va d’une certaine façon à l’encontre d’un principe essentiel : celui de la liberté d’expression. Il ne s’agit pas d’une simple ligne de défense de l’hydre à trois têtes, qui depuis des mois, prétendant ne donner qu’une simple opinion sur les produits notés, se réfugie derrière le Premier Amendement américain, pour ne pouvoir être attaquée en responsabilité. Il s’agit d’une nouvelle limite opposée à la liberté d’expression, qui n’est ni la barrière de la diffamation, ni celle de la calomnie. D’une certaines manière, c’est au nom d’un intérêt général non défini que l’expression des agences de notation a été bâillonnée.
Or, en tant que productrice d’opinion à caractère financier, l’activité des agences de notation se rapproche en quelque sorte de celle de la presse. Les « journalistes » des agences ont des opinions qu’ils publient. Les en empêcher – même au nom de la sûreté économique des Etats – ne reviendrait-il dès lors pas à interroger le principe même de la liberté des faiseurs d’opinion ? Pourrait-on contraindre demain un éditorialiste très puissant à ne pas évoquer certains sujets dès lors que son point de vue risquerait de faire courir un risque à la stabilité financière ?
Car personne n’ose avancer l’idée que les communiqués de presse des agences de notation sur les dettes souveraines étaient systématiquement diffamatoires. Tout au plus a-t-on pu entendre qu’ils étaient fortement erronés – et à quelques occasions, sans véritable fondement. Et là réside bien toute la difficulté. La diffamation est systématiquement condamnable – principe sain pour la démocratie –, mais l’erreur (potentielle) peut-elle vraiment l’être a priori ?

Mettre fin à la diffamation ou censurer ?

Certes, les dégradations des agences de notation, lorsqu’elles n’étaient pas justifiées par la santé réelle des économies mais par la double volonté des agences d’influencer le jeu politique et de se faire de la publicité pour augmenter le nombre de leurs clients privés, pouvaient en quelque sorte être vues comme diffamatoires en ce qu’elles portaient directement atteinte à l’honneur des pays – et indirectement à leurs conditions de refinancement et à la stabilité de leur économie. Mais la frontière est étroite entre diffamation et censure. C’était d’ailleurs pourquoi aucun pays européen n’avait jusqu’à présent oser faire mention de la première. Au contraire des Américains.
Plusieurs mois avant le début de l’hiver occidental, en effet, les agences de notation avaient déjà vu, dans le cadre d’une action en justice ayant conduit à leur inculpation, leur argument de la liberté d’expression retoqué. En septembre 2009, Moody’s et Standard & Poor’s avaient ainsi été attaquées par des investisseurs institutionnels en remboursement de leurs pertes pour communication d’informations fausses et trompeuses. Une plainte qui avait conduit le Juge du District Sud de New-York a écarté l’argument de la liberté d’expression sur lequel se fondaient les deux agences pour dégager leur responsabilité, en basant sa décision sur un principe : on ne peut se prévaloir du principe de liberté d’expression lorsque l’on s’exprime en privé. Un premier pas jurisprudentiel qui, s’il interdisait aux agences de notation de se prévaloir du bénéfice de la liberté d’expression dans un cadre privé, leur laissait cependant toute latitude pour se prévaloir de leur liberté de notation des dettes souveraines. Ne protégeant ainsi en aucun cas les Etats contre les inepties de ces notations.
Ce que le peuple a fait lors de l’hiver occidental, la justice seule ne s’était donc pas montrée capable de le faire...

 

 

Julia Cagé pour Cartes sur Table 

 

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Prologue "Merde aux agences de notation"  , par Julia Cagé 

Acte 1 - La prise de conscience ou le début de l'hiver occidental, par Julia Cagé 

Acte 3 - La victoire citoyenne,bientôt le printemps,  publication le 7 mars