En période de campagne électorale, les débats autour de l’usage des sondages refont surface dans de nombreuses discussions. Cela est d’autant plus le cas que l’incertitude sur l’issue du scrutin renforce les attentes des élus, professionnels de la politique, mais aussi des citoyens les plus intéressés à ces thématiques. Depuis quelques années, les travaux académiques et méthodologiques autour des sondages ont connu d’importants développements, mais les résultats de ces recherches ne trouvent que trop rarement un écho auprès d’un public élargi. Ces interrogations nous semblent devoir enrichir le débat sur la situation de la démocratie, en s’inscrivant dans une perspective plus globale, ne se réduisant pas à une controverse technique ou juridique.

Le nombre de sondages réalisé est important. La fréquence de réalisation des enquêtes semble ne plus pouvoir continuer à augmenter aussi vite qu’elle l’a fait par le passé. Toutefois, parmi ces études, peu sont celles qui portent de façon spécifique sur le domaine de la politique. Dans le même temps, les stratèges et dirigeants des partis politiques, suivant une tendance déjà observée aux États-Unis, s’orientent de plus en plus fréquemment vers les enquêtes “qualitatives”, telles que les “focus groups” ou les entretiens réalisés avec des électeurs. Ainsi, il semble nécessaire de relativiser la perception d’un usage systématique et exclusif des sondages “traditionnels”, qui restent les mieux connus du grand public.

De plus, la majorité des partis indique faire l’usage de ces outils alors même que les responsables politiques en condamnent fréquemment le principe. Il semble donc paradoxal que l’on assiste à la fois à un développement de l’usage de ces instruments et à une mise en accusation de leurs conséquences pour le fonctionnement de la démocratie. Davantage que l’usage des sondages, les principaux enjeux discutés semblent découler de l’asymétrie des connaissances et de maîtrise de l’instrument, correspondant à une inégalité dans l’accès à l’information et aux moyens de l’analyser. Une des principales limites des sondages réside dans les exigences méthodologiques associées à la réalisation des enquêtes. Alors que la fréquence des études est souvent opposée au problème de non-réponse des enquêtés, il semble aujourd'hui possible de progresser dans plusieurs directions, permettant de limiter un certains nombres de difficultés. La mise en oeuvre d’études plus approfondies et détaillées permet d’obtenir une précision plus importante et une compréhension plus précise des questions que l’on cherche à élucider.

Pour y parvenir, l’amélioration des techniques d’échantillonage est le premier maillon d’une chaîne de facteurs divers. Une autre direction consiste à augmenter le nombre de répondants dans les enquêtes. Cette méthode implique des coûts plus importants, mais permet de s’intéresser à des évolutions fines des attitudes. Dans le domaine du politique, il devient alors possible de se concentrer sur des segments spécifiques de l’électorat et non sur l’ensemble des Français. Dans cette approche, la représentativité globale du sondage (autrement dit sa capacité à être un miroir de l’ensemble de la société) est tendanciellement minimisée au profit d’une étude des facteurs explicatifs des attitudes de certains segments de la population.

De nombreuses controverses se sont portées sur les effets liés aux questions posées dans les sondages, impliquant notamment que l’on interrogeât des personnes sur des opinions qui n’étaient pas nécessairement existantes ni stables avant que l’enquête ne soit réalisée. Ces débats sont d’autant plus importants que l’on s’intéresse au niveau de confiance ou d’intention de vote vis-à-vis des candidats à une élection compétitive. Une des nouvelles perspectives consiste à développer de nouvelles questions, ne reprenant pas les préoccupations des enquêteurs au coeur du dispositif, mais en s’attachant à réaliser des questionnaires faisant sens pour les enquêtés. Ainsi, l’approche retenue ne vise plus à “croire” ce que disent les répondants, mais à relever leur réactions face à différents stimuli, permettant par la suite de mieux comprendre leur positionnement politique. Ces nouvelles approches de l’opinion se sont développées dans la recherche américaine, puis française, par la prise en compte de l’espace des possibles du choix politique pour les individus, puis par la mesure des probabilités de vote.

Le décalage apparent dans les sondages réside dans la distance qui existe entre le fait de mesurer des attitudes ou des opinions via des enquêtes, et le comportement des individus auquel s’intéressent in fine les commanditaires et les commentateurs. Dans les sondages qui accompagnent une campagne électorale, c’est le vote final, et non l’évolution des opinions, qui concentre l’attention. Ainsi, une hypothèse implicite fréquemment présente à l’esprit consiste à rigidifier et à simplifier la relation qui existe entre expression d’une opinion et réalité d’une pratique sociale telle que le vote. Ces relations sont souvent plus complexes, et il est très difficile sinon hasardeux, de dériver les pratiques politiques futures des réponses à une enquête.

Le projet de loi récent sur l’encadrement des sondages suggérait de publier des notes explicatives détaillées accompagnant la diffusion des sondages. Ces outils sont utiles. Toutefois, cela ne peut vraiment être efficace que dans le contexte d’une vulgarisation croissante autour des techniques de sondage, qui donne aux commanditaires comme aux lecteurs une meilleure compréhension de l’outil, de sa portée et de ses limites. Cette nécessaire démocratisation de la maîtrise et de la compréhension des sondages doit permettre de mieux utiliser et discuter les évolutions observées, et donc d’enrichir un débat débouchant trop souvent sur une opposition entre croyance imprudente et dénonciation de principe des sondages.
Cette démocratisation doit s’accompagner notamment d’une formation accrue aux méthodes statistiques et à leur domaine de validité, particulièrement pour les professions actuelles et futures faisant une utilisation fréquente des sondages. Les attitudes de “croyance” en la validité ou l’invalidité des enquêtes pourra alors laisser la place à un usage mieux maîtrisé des instruments, tant dans la production des données empiriques que dans leur interprétations par les commanditaires. La double reconnaissance des apports et des limites des méthodes d’enquêtes quantitatives semble en effet nécessaire pour permettre le développement continue de la démocratie à l’époque d’un usage intensif des sondages.

Il semble en effet très peu probable que l’on assiste à une réduction de l’utilisation des sondages. Il devient alors nécessaire de chercher à développer les formes de démocratisation qui permettent un meilleur usage des sondages, et une meilleure maîtrise des informations par le public, y compris par un regard critique. L’appel à la fin des sondages, pour séduisant qu’il puisse paraître, masque souvent deux écueils. Le premier réside dans le fait que même sans diffusion des sondages, les enquêtes seraient toujours réalisées. Loin de renforcer la démocratie, on renforcerait l’asymétrie entre ceux qui disposent des résultats et ceux qui n’en disposent pas. Le second est la référence à une conception extrêmement exigeante de la démocratie, qui suppose des citoyens informés, intéressés et désintéressés. L’image des électeurs libres de toutes influences et pressions sociales semble irréaliste, tant les enquêtes soulignent les inégalités qui sous-tendent la participation politique.

Les limites de la participation démocratique, et l’inadéquation entre ce que l’on sait de la compétence des citoyens et ce qui est supposé par les normes philosophiques de nos systèmes politiques est un débat plus vaste et plus profond, qui dépasse de loin la discussion sur les seuls sondages. L’approfondissement de ces réflexions semble plus prometteur. A l’heure où l’on attend volontiers des citoyens qu’ils maîtrisent des enjeux aussi complexes que la confidentialité des données personnelles sur Internet, il est possible d’envisager une nouvelle vague de démocratisation se développant au moyen d’une meilleure connaissance et d’un débat mieux étayé sur les bénéfices et les défauts des sondages tels qu’ils existent aujourd’hui. C’est en tout cas l’objectif auquel nous souhaitons contribuer par la diffusion de ce dossier

 

Dossier complet

 

L’Opiniongate, par Marion Pinchault.

Quand les sondages exploitent la peur du FN, par Clémence Artur. 

La croisade anti-sondages d’Alain Garrigou, par Pierre Testard.

Sondages : les pour et les contre, par Aïnhoa Jean.