"Tous mes collègues sont d’accord avec moi, mais je suis le seul qui prend le risque d’aller jusqu’au procès." Alain Garrigou est un chercheur révolté. Professeur de science politique à l’université Paris-X Nanterre, il a fait de la dénonciation de l’opacité et de la malhonnêteté des instituts de sondages son cheval de bataille. A ses yeux, les sondeurs alimentent le débat public d’informations le plus souvent fausses et utiles à certains intérêts particuliers. On pourra juger son combat vain, ses attaques excessives et ses positions parfois perméables à des travers idéologiques, toujours est-il qu’il s’escrime à poser les bonnes questions.

Son Manuel anti-sondages   publié en septembre dernier est un des rares ouvrages à aborder le rôle réel joué par ces mécanismes de mesure de l’opinion dans la vie politique française   de manière critique. Appuyé sur les travaux menés par l’Observatoire des sondages depuis plusieurs années, ce livre d'inspiration marxiste et bourdieusienne se présente comme un argumentaire détaillé des excès et erreurs des sondeurs.

 

Des entreprises commerciales

Pour Garrigou, il ne faut pas parler d’instituts- ce qui revient à accorder aux sondeurs une caution scientifique qu’ils ne méritent pas- mais bien d’entreprises dont l’essentiel du chiffre d’affaires provient de sondages confidentiels commandés par des clients privés. L’enjeu des sondages politiques est celui de la notoriété des instituts. Ce qui rend primordiales leurs relations aux médias et leur visibilité en temps de campagne électorale.

Pour tenir cet équilibre entre communication publique et conseils privés, les instituts de sondage appliqueraient une politique de transparence à géométrie variable. D’après Alain Garrigou   , seuls 20% du millier d’enquêtes commandées chaque année seraient rendues publiques par les commanditaires. La fameuse affaire des sondages de l’Elysée   en 2009 avait révélé une situation aberrante où le payeur des sondages n’en était pas le commanditaire : "des sondages publiés par OpinionWay ont été payés par la société Publifact qui travaillait pour l’Elysée."   . Une affaire qui n’est pas encore terminée puisque le tribunal administratif de Paris a exigé le 17 février dernier que l’Elysée communique les factures des sondages réalisés entre 2007 et 2009, ce qu’il s’était refusé à faire jusque-là.


Une méthodologie peu rigoureuse

Alain Garrigou va plus loin. Selon lui, non seulement les sondeurs agiraient pour la promotion des marques qu’ils représentent mais ils contribueraient à la marchandisation de l’opinion en payant les sondés, notamment sur Internet. Les sondeurs n’hésiteraient pas à recourir à la gratification auprès de sondés en ligne afin de rééquilibrer leurs panels, dominés par des personnes politisées et plus libres de leurs opinions sous couvert d’anonymat. Les électeurs du FN seraient ainsi surreprésentés en ligne et sous-représentés dans les sondages par téléphone   . Cette utilisation du Web permettrait également de répondre à l’hostilité croissante des personnes sollicitées par téléphone.

Enfin, un autre argument méthodologique pose la question de la crédibilité de certains sondages, c’est celui du redressement des résultats d’enquêtes d’intentions de vote. "Redresser des résultats bruts signifie les corriger en les rapprochant de déclarations et de votes antérieurs." Le problème est que ce type de correction se fonde parfois sur l’intuition des sondeurs et non sur des critères statistiques identifiés. Au moment de la discussion de la proposition de loi sur la réforme des sondages, la plupart des sondeurs se sont farouchement opposés à l’idée de publier à la fois les chiffres bruts de ce type d’enquêtes et les chiffres redressés, pour ne pas créer de confusion auprès du public. On ne révèle pas ses "secrets de fabrication" aussi aisément…

 

La fabrication de l’opinion

Pour étayer sa charge virulente contre les sondages, Alain Garrigou se livre dans son ouvrage à un éclairage sur le fameux texte de Pierre Bourdieu, "L’opinion publique n’existe pas"   . Ce texte expliquerait avant tout que l’opinion publique ne préexiste pas au fait de l’interroger, ou en tous cas pas comme une entité homogène. Il ne suffit pas de dire qu’un sondage donne un aperçu de l’opinion à un moment donné, il faut aussi rappeler que l’information obtenue est suscitée par une question. Et cette question ne peut pas elle-même être neutre. Sur ce plan, on ne peut en effet mettre à égalité un sondage portant sur une question précise et un vote ayant lieu à l’issue d’une campagne électorale où des arguments sont échangés.

Cette tendance à la fabrication de l’opinion est elle-même alimentée par un double phénomène : "l’éditorialisation" des sondeurs et le recours croissant aux sondages par les médias. Les sondeurs sont en effet de plus en plus directement sollicités par différents médias pour apporter leur analyse sur l’état de l’opinion, sans doute pour pallier à un travail que les journalistes ont moins le temps de faire. En parallèle, les médias n’hésitent pas à placer les résultats d’un sondage au cœur de leur analyse. Il suffit de citer la Une de Libération du 9 janvier dernier : "30% n’exclueraient (sic) pas de voter Le Pen." Ce chiffre issu d’un sondage Viavoice cumulait deux résultats : 18% de Français qui voteraient "certainement" ou "probablement" Marine Le Pen si le premier tour avait lieu ce jour-là, et 12% qui déclarent ne pas envisager de lui donner leur voix même si leur décision n’est pas encore arrêtée ! Autant dire que la méthode de calcul était d’un sérieux absolu   .

Paresse des médias   , opacité des instituts et carences de leur méthodologie, autant d’arguments qui incitent à regarder le rôle des sondages dans cette campagne présidentielle avec circonspection

* Les informations de cet article sont tirées d'un entretien avec Alain Garrigou, le 25 janvier dernier, et de son livre, Manuel anti-sondages. La démocratie n'est pas à vendre (La Ville Brûle). 

 

Dossier complet

 

Démocratie et démocratisation des sondages, par Antoine Jardin.

L’Opiniongate, par Marion Pinchault.

Quand les sondages exploitent la peur du FN, par Clémence Artur. 

Sondages : les pour et les contre, par Aïnhoa Jean.