Sur fond de crise économique et financière, l'auteur fustige les rémunérations " obscènes " qui flambent au sommet de la pyramide sociale.

Philippe Steiner, professeur de sociologie à l'université de Paris-IV, s'intéresse dans cet ouvrage à la formation des très hauts revenus en France et à leur perception par l'opinion publique. Salaires, bonus, stock-options : les réactions morales à ces revenus aux niveaux stratosphériques "ne sont-elles que l'expression d'une méconnaissance des lois de l'économie mondialisée ? Ou bien sont-elles les ferments d'une force de contestation politique" ? (p.9) demande-t-il en introduction. A travers cet essai vif et documenté, l'auteur dénonce des rémunérations "obscènes" en période de crise, qui traduisent pour lui un mouvement profond dans l'évolution actuelle du capitalisme financier marquée par le retour de fortes inégalités.

Les rémunérations superlatives  

Que gagne le patron d'une grande société française ? Le revenu annuel moyen des P-DG du CAC 40, hors stock-options et autres actions gratuites s'établissait, en 2010, à 2,4 millions d'euros, soit 150 fois le salaire minimum, rappelle l'auteur dans un premier chapitre au titre évocateur : "Des revenus d'une autre galaxie". Un chiffre largement sous-estimé par les Français qui, lors d'une enquête récente, évaluaient les revenus des patrons des grandes entreprises aux alentours de 70 000 euros mensuels. En 2002, le rapport entre le salaire d'un ouvrier non qualifié français et le revenu moyen des patrons du CAC 40 était de 1 à 177, tandis qu'il était de l'ordre de 1 à 300 à la même époque outre-Atlantique, rappelle également l'auteur.

Pour Philippe Steiner, la difficulté à estimer ces chiffres faramineux a une signification sociale majeure : "il existe un clivage qui place à part les revenus des personnes situées au sommet de la hiérarchie sociale" (p.15). Par ailleurs, dans le même temps, lorsque on les interroge sur les niveaux souhaités d'écarts salariaux au sein de l'entreprise, les Français estiment à 8 700 euros la limite au delà de laquelle ils jugent le revenu mensuel trop élevé, souligne-t-il encore.

"Surhommes de l'économie"
 
Avec la crise financière, "l'ordre économique est confronté à une situation qui rend caduques les croyances sur l'échelle des inégalités, mais aussi sur le marché supposé fournir une mesure du mérite à la base les inégalités", dénonce Philippe Steiner (p.12). La légitimité de cet ordre est remise en cause, et pas uniquement au bas de la hiérarchie sociale. Le secteur de la finance de la banque et plus généralement, les hautes sphères du capitalisme financier contemporain sont étrangers à l' "ordre économique ordinaire", celui dans lequel se déroule la vie économique de la masse de la population, écrit-t-il : c'est le "monde économique des surhommes".

Que peut signifier la rémunération d'un ménage percevant 1 500 euros de salaires et prestations sociales pour un trader parisien gratifié d'un bonus à sept chiffres ? interroge-t-il encore. A l'inverse, que signifie la richesse représentée par un tel bonus pour ce ménage ? Quatre-vingt-dix-années d'activité, soit deux vies de salarié travaillant au salaire médian français !



Vers un emballement inégalitaire ?

L'ouvrage consacre également un chapitre à l'évolution des inégalités dans la période récente. L'auteur s'appuie sur les travaux de plusieurs économistes. Ces inégalités sont souvent mesurées à partir du rapport des revenus du premier décile, les 10% des ménages les mieux rémunérés, à ceux du dernier décile de la pyramide des revenus. Ce rapport indique une réduction des inégalités en France, avec une baisse de cette mesure, qui passe de 3,7 en 1970 à 3,2 dans les deux décennies suivantes.

Toutefois, c'est à l'intérieur du premier centile de la pyramide sociale, au sein des très hauts revenus, que l'on peut mettre en évidence un fort accroissement des disparités depuis le début des années 2000, souligne l'auteur. L'économiste Camille Landais résumait ainsi l'état des inégalités salariales en France en 2008 : "alors que les salaires des 90% des salariés n'a guère progressé que de 4% ces huit dernières années le salaire moyen du premier centile (le 1% le mieux payé) a progressé de 14%, le salaire du premier millième de 29%, celui du premier dix-millième (soit environ 2 500 personnes) de 51%" (p.81).  

"Pollution sociale"

L'enrichissement extrême, permis par la libéralisation financière, "est devenu la passion dominante de la finance et de la banque bien sûr, mais aussi de la direction des grandes entreprises" accuse l'auteur (p.131). Ces rémunérations sont une forme de pollution aux effets "effets politiquement et socialement dévastateurs" et la disproportion entre les revenus est devenue telle que l'opinion publique n'arrive plus à croire à une égalité symbolique entre des individus si inégaux économiquement. Pour limiter ce type de pratiques néfastes qui mettent en péril le lien social et  détruisent la valeur travail, la solution est politique : "il est temps de mettre en place un revenu maximum d'existence, comme il existe un revenu minimum d'existence", écrit Philippe Steiner en conclusion (p 133). On peut s'en laisser convaincre