La dramatique de la conscience dans le roman vue par Jean-Louis Chrétien.

C’est en phénoménologue et en théologien que Jean-Louis Chrétien aborde, dans le prolongement du premier tome de son étude paru en 2009, cette question centrale de la poétique romanesque qu’est la transparence intérieure, titre de l’ouvrage de référence de Dorrit Cohn dont les années n’ont aucunement altéré la pertinence. Rappelons que la narratologue d’obédience genettienne voyait dans cette transparence de l’intériorité du personnage romanesque l’un des grands marqueurs de fiction, ce sur quoi renchérit J.-L. Chrétien en insistant sur la dimension fantastique de chaque roman en ce sens.

Il nomme donc cardiognosie cette capacité de “sonder les reins et les cœurs” que la théologie prête à Dieu seul mais que s’est appropriée l’écrivain au moment de l’avènement du roman moderne, parallèle à l’émergence dans le langage de mots tels que “psychologie”, “subjectivité”. De cette appropriation témoigne de manière évidente le célèbre concept d’“omniscience narratoriale”. En cela, Jean-Louis Chrétien peut dire que la littérature romanesque hérite d’une des préoccupations majeures de la pensée chrétienne, depuis la patristique jusqu’à la casuistique jésuite, celle de donner un contenu à notre expérience intérieure, à la vie subjective et morale de chaque individu. Il distingue toutefois l’idée de condition, nécessaire à l’émergence du genre tout-puissant de la littérature moderne, et celle de cause motrice, ce que ne saurait être la pensée religieuse pour le roman. À côté de cette réflexion tout à fait féconde sur les présupposés chrétiens du roman, Jean-Louis chrétien s’attache à quelque but bien plus subtile et plus complexe encore, requérant ainsi toute notre attention lectrice : définir les contours de la subjectivité romanesque et décrire la manière dont cette conscience tend à habiter son monde, à s’inscrire dans l’espace en repoussant les barrières entre limite et illimité.

La mi-voix du style indirect libre
L’essai est consacré à deux grandes figures du roman occidental, Gustave Flaubert et Henry James, qui ont en commun d’avoir œuvré pour la généralisation du style indirect libre comme mode de connaissance de la vie intérieure des personnages. Le premier tome de l’étude de J.-L. Chrétien décrivait les modalités du monologue intérieur, dont il convient dès la préface du second tome de souligner les insuffisances formelles par rapport à l’indirect. C’est un cliché de l’analyse poétique que d’énumérer ces avantages du monologue narrativisé sur le monologue autonome, se résumant d’ailleurs à l’idée d’une plus grande plasticité, ce qui est certes évident si l’on considère le recours massif à cette forme par les écrivains, à partir de Flaubert, tandis que le monologue autonome demeure quant à lui dans l’histoire du roman une forme-limite associée au modernisme et dont Dorrit Cohn note qu’elle n’existe de manière rigoureuse et aboutie que dans le célèbre chapitre “Pénélope” de Ulysses.

Cette plasticité et cette porosité du style indirect libre lui permettent de s’insinuer à travers tous les recoins de la narration et ainsi de rendre indissociable la voix du personnage de celle du narrateur (d’où le terme de mi-voix), interdisant à ce dernier toute position surplombante, toute extériorité en altitude. En effet, il ne s’agit plus comme dans la narration omnisciente de partir de l’acte et d’en dévoiler progressivement les raisons psychologiques : le lecteur est tout de suite dans la place et il est difficile de cerner l’étendue de cette subjectivité renouvelée. Jean-Louis Chrétien peut ainsi parler d’un nouveau mode d’apparaître chez les deux écrivains étudiés, signe d’une “souveraineté neuve de la conscience” dans le roman occidentale, même si l’écart entre la médiocrité du personnage flaubertien et les ambiguïtés infinies des réflecteurs de James s’impose comme différence essentielle.

Spatialité de la conscience et pensée du roman
L’auteur va alors montrer comment cette souveraineté neuve de la conscience dans le roman tend à remettre en cause plusieurs dualismes de la pensée : entre intérieur et extérieur, actuel et virtuel, limite et illimité, cette dernière opposition apparaissant comme l’une des questions centrales de la pensée de J.-L. Chrétien reprenant là le couple philosophique classique de peras et apeiron. Chacun de ces dualismes fait l’objet d’analyses stylistiques subtiles et rigoureuses qui visent à mettre en évidence la dramatique de la conscience propre à chaque auteur. Chez Flaubert le mouvement de vaporisation des consciences fausses, celles d’Emma Bovary comme de Frédéric Moreau, emporte le personnage vers un lointain géographique et temporel, en vérité vide de contenu, qui coupe la subjectivité de son lieu d’ancrage réel à partir duquel peuvent se déployer les projets. L’omniprésence de la conscience dans le roman flaubertien est donc paradoxalement sous le signe de la fausseté et de l’inessentialité. James, quant à lui, explore le vertige de la subjectivité à l’intérieur d’une situation singulière et d’un rapport de force, ce qui dans la violence des interactions entre personnages ne laisse aucune place au soupçon de solipsisme de la conscience représentée. À la dialectique de l’intérieur et de l’extérieur qui caractérise bon nombre d’allégories jamesiennes au service d’une dramatisation de la vie intérieure s’ajoute une dialectique de l’actuel et du possible. Les consciences de Millie Theale ou de Maggie Verver habitent une situation inextricable, un clair-obscur saturé de non-dit que le narrateur se refuse à éclairer depuis les hauteurs de sa position d’autorité.

Jean-Louis Chrétien touche donc ainsi le point central de sa réflexion, interrogeant cette fameuse pensée du roman qu’il s’agit de déceler à l’intérieur même des formes narratives et non à travers l’idéologie professée par les auteurs. La souveraineté illimitée de la conscience a provoqué selon lui la démoralisation du roman, liée à l’épuisement de son contenu sapientiel. L’auteur ne parle plus qu’à mi-voix, il a perdu sa position surplombante de la même façon que le lecteur se retrouve plongé par la narration dans une subjectivité sans contours assignables. Or ce caractère illimité de la subjectivité qui fait la démesure du projet romanesque moderne s’accompagne de la redécouverte d’une limite toute intérieure, d’un abîme de la conscience lié au Mal (l’inauthenticité, la duplicité) qui ouvre le roman sur une problématique éthique plus élevée et plus exigeante. Si elle est en apparence conduite par l’orgueil et la démesure de l’homme cherchant à s’approprier l’omniscience de Dieu, la cardiognosie du roman apparaît finalement comme une humiliation salutaire et un approfondissement du mystère irréductible de l’expérience humaine.