Le constat sans équivoque d’une dégradation sensible du cadre de la justice des mineurs

Après un retour sur son expérience du doute au Conseil constitutionnel dans Cas de conscience, Pierre Joxe évoque dans Pas de quartier ? Délinquance juvénile et justice des mineurs un an de métier en tant qu’avocat des enfants. A partir d’exemples tirés de cette découverte du monde de la délinquance juvénile, il alerte sur la dislocation progressive du régime protecteur de justice des mineurs consacré par l’ordonnance du 2 février 1945.

Illustré par divers cas anonymisés, le constat est simple : la politique menée depuis dix ans   a conduit à un alignement progressif de la justice des mineurs sur le droit commun des majeurs, à l’image du modèle américain. Cette évolution est, selon l’auteur, le résultat d’une approche idéologique d’une rare violence, étroitement liée depuis dix ans à l’exploitation politicienne du thème de l’insécurité. Tout au long de l’ouvrage, la politique menée est caractérisée comme une forme de criminalisation de la jeunesse des quartiers pauvres, fondée sur un lien proclamé entre délinquance et immigration, et aboutissant à la mise en place d’un droit spécial destiné aux « quartiers », à rebours des postulats qui présidaient à l’ordonnance de 1945 mais également du principe constitutionnel d’égalité de tous devant la loi.

Le temps de comprendre

Les exemples évoqués sont resitués dans une perspective historique : dès l’introduction est décrite la longue spécialisation du droit pénal appliqué aux mineurs, « qui entend privilégier l’action éducative sur les jeunes avant la répression des délits et des crimes », qui « cherche avant tout à corriger l’auteur avant de punir l’acte »   . Plusieurs analogies avec le droit pénal plus ancien fournissent aussi matière à réflexion, à l’instar du sinistre parallèle établi en conclusion avec le Code noir.

Ces considérations permettent aussi d’établir, à contre-courant de nombreux discours, une continuité historique de la délinquance juvénile, révélant que les affirmations d’une nouveauté, au cours des siècles, sont souvent allées de pair avec des propositions d’accentuation de la répression, alors même que « les statistiques judiciaires ne confirment pas que la violence des plus jeunes s’accroît. »   Pierre Joxe nie ainsi pour une bonne part la spécificité de la délinquance actuelle, refusant en particulier de se plier aux tentatives d’« ethnicisation » de la question sociale dans lesquels il voit la résurgence d’un « nouveau racisme postcolonial »   . Il admet cependant, références sociologiques à l’appui, qu’une évolution des formes de la déliquance est intervenue, notamment le passage d’une « délinquance d’appropriation » à une « délinquance de destruction et de violence contre l’autorité »   .

En réalité, la question du temps constitue un fil conducteur à l’ensemble de l’essai : dénonciation d’une accélération du temps politique et de son corrolaire, l’inflation législative, inquiétudes quant au raccourcissement du temps de la justice alors même qu’un temps long est nécessaire pour cerner tous les aspects d’une affaire. Pierre Joxe voit un reflet poétique de cette suspension du temps, nécessaire pour prendre en compte la complexité de chaque personne, dans l’horloge sans aiguilles qui est accrochée au mur du tribunal pour enfants de Paris   .

La solitude du contre-courant

Outre l’évolution des textes et le manque de temps, la question des moyens de la justice des mineurs revient à plusieurs reprises en filigrane du propos. Dans un contexte de surcharge des tribunaux, le système ne semble tenir que grâce à la motivation exceptionnelle des magistrats, greffiers, éducateurs et policiers qui interviennent dans ce domaine, et à leur résistance passive, via des « acrobaties juridiques », à l’évolution du cadre qui leur est imposé.

Le constat qui émerge est celui d’un manque de contrepoids face à un phénomène de concentration des pouvoirs entre quelques mains : l’auteur évoque ainsi le changement d’orientation pris par l’Observatoire français des drogues et de la toxicomanie, dont le directeur a été écarté au profit d’une personnalité proche du président de la République et dont le président du collège scientifique est désormais désigné par le président de la MILDT   , qui souhaite contrôler les chiffres diffusés   . Cette dérive inquiétante, qui interdit de disposer de données émanant d’une autorité indépendante, est également illustrée par une référence à la suppression du Défenseur des enfants, absorbé dans les nouvelles fonctions du Défenseur des droits   .

Quant au Conseil constitutionnel, Pierre Joxe se montre désabusé sur son influence possible, puisque cette institution ne s’est pas opposée au démantèlement progressif de l’ordonnance de 1945, à une unique exception près en 2011   . Le ton est donc profondément sceptique quand il s’agit d’évoquer la capacité des différents organes existants à renverser les tendances à l’œuvre dans le domaine de la justice.

Les portes de sortie semblent bien étroites. Si la politique à l’échelle européenne est mentionnée, c’est négativement : à propos du cas d’une jeune Rom, au début de l’ouvrage, Pierre Joxe dénonce une « prétendue « politique européenne », qui ouvre les frontières aux pauvres allant chercher fortune ailleurs, mais aussi aux riches allant cacher, eux leur fortune ailleurs. »   Et s’il a recours à des comparaisons internationales, c’est pour montrer que la France et la Grande-Bretagne ne suivent pas le mouvement, adopté partout ailleurs, vers un approfondissement la politique protectrice vis-à-vis de la jeunesse délinquante. Aucune piste n’est cependant lancée pour conforter les balbutiements d’harmonisation en matière de politique pénale dans l’Union européenne ou les ponts possibles avec les modèles, furtivement mentionnés, de « justice restauratrice » du Canada et des pays scandinaves   .

De même, estimant que les décideurs actuels ne lisent pas les études sur le sujet, on comprend que l’auteur souhaiterait être entendu par d’autres futurs détenteurs du pouvoir. On peut néanmoins regretter que ne soit pas tirées pas toutes les conclusions du constat selon lequel plusieurs personnalités politiques de gauche ont encouragé l’évolution actuelle : serait-ce la fin d’une distinction entre droite et gauche fondée sur la prépondérance accordée d’une part à la responsabilité individuelle et d’autre part aux déterminants sociaux ? Tout en laissant entendre que cette dichotomie structurante s’est fissurée au cours des années récentes   , le livre laisse ouverte la question de cette évolution philosophico-politique.

Mais l’angle d’attaque choisi empêche que de telles réflexions se déploient : ce qui fait l’originalité de l’ouvrage, c’est avant tout le rôle de participant éclairé qu’adopte son auteur, qui souhaite apporter un témoignage avisé sur la manifestation concrète d’évolutions idéologiques et juridiques qu’il a pu suivre à un autre niveau au cours de ses précédentes fonctions. Pierre Joxe promet d’ailleurs de poursuivre cette approche en consacrant un prochain ouvrage aux conseils de prud’hommes   , jugés trop peu connus du grand public, là encore en y exerçant tout d’abord comme avocat afin d’apposer sur ses constats le sceau de l’expérience vécue.