Pour le troisième débat organisé par la Fondation Jean-Jaurès et nonfiction.fr le lundi 26 avril, Pierre Joxe a présenté son livre Cas de conscience dans lequel il expose les doutes et les "cas de conscience" qu’il a eus au cours de sa carrière, de son service militaire pendant la guerre d’Algérie aux dernières années en tant que membre du Conseil constitutionnel. Le débat était animé par Gilles Finchelstein, directeur général de la Fondation Jean-Jaurès, et Louis Gautier, coordinateur du pôle Défense, stratégie et sécurité de nonfiction.fr et membre de la Cour des comptes.

Pourquoi ce livre ?

Dans un premier temps, Pierre Joxe a expliqué les raisons qui l’ont poussé à écrire ce livre. Au départ simple interview, il a ensuite eu l’occasion de revenir sur trois cas du Conseil constitutionnel pour lesquels il a toujours hésité à publier une "opinion dissidente" : en 2002 pour la loi Perben I, en 2004 pour la loi Perben II et en 2009 pour la loi sur la présidence de l’audiovisuel public. Comparant le Conseil constitutionnel à ceux d’autres pays occidentaux comme les Etats-Unis ou l’Allemagne, Pierre Joxe a notamment expliqué la particularité de la France dans ce domaine : les opinions discordantes ne sont pas publiées au Journal Officiel, alors que c'est le cas dans de nombreux autres pays. Pierre Joxe est revenu sur ces épisodes plus tard dans le débat. Ces épisodes, entre éthique de conviction et éthique de responsabilité, ont marqué les "cas de conscience" de cet homme politique et constituent la base de son livre.

Retour sur la jeunesse et la guerre d’Algérie

Pierre Joxe a ensuite longuement évoqué l’importance de la guerre d’Algérie dans son parcours politique et dans sa prise de conscience. Ayant vécu à Alger pendant son enfance après avoir fui l’invasion allemande, Pierre Joxe enfant n’avait pas compris comment la France, après avoir combattu l’Allemagne nazie et défendu le "droit des peuples à disposer d’eux-mêmes", a pu commettre des massacres comme celui de Sétif le 8 mai 1945, et s'enferrer dans des guerres coloniales. Pour Pierre Joxe, le retournement de l’opinion française au sujet de la guerre d’Algérie s’est produit avec l’arrivée en masse de soldats du contingent qui avaient grandi dans le culte de la liberté.

Sous-lieutenant à la Sécurité militaire à Alger à la fin de son service, il fut chargé de censurer L’Echo d’Alger, journal défendant l’Algérie française en appelant au meurtre et à l’insurrection. Pour le jeune dirigeant de l'UNEF anticolonialiste et défenseur de la liberté d’expression qu'il était, cette censure fut un premier "cas de conscience" : que devait-il censurer ? Devait-il aussi censurer les propos des membres du gouvernement qui exprimaient leur désaccord sur la question de l’indépendance de l’Algérie ?

1982 et "l’affaire des généraux de l’OAS"

En 1982, Pierre Joxe était président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale et cet épisode marqua l’une de ses "divergences" avec François Mitterrand. Raymond Courrière, secrétaire d’Etat chargé des rapatriés, présenta un projet de loi pour reconstituer la carrière des généraux félons de l’OAS. Pierre Joxe a expliqué comment il s’était opposé à cette loi, soutenue par le Premier ministre Pierre Mauroy, mais incompréhensible pour beaucoup de militaires. Il avait dit à Mitterrand qu’il ne voterait jamais cette loi et qu’il démissionnerait avant le scrutin. Le président de la République avait alors choisi d’utiliser l’article 49.3 de la Constitution qui permet de passer une loi sans vote en engageant la responsabilité du gouvernement. La loi passa, et Pierre Joxe ne démissionna pas. Autre cas de conscience.

Ministre de la Défense

En 1992, alors ministre de la Défense, Pierre Joxe s’opposa à l’envoi de l’armée en Somalie. Selon lui, les seules opérations de maintien de la paix possibles étaient celles décidées par les Nations Unies dans un cadre déterminé. La situation en Somalie ne justifiait pas l’arrivée de troupes étrangères, principalement américaines. Pierre Joxe est revenu sur ses divergences avec Bernard Kouchner qui défendait l’opération militaire au nom d’un "devoir d’ingérence humanitaire". François Mitterrand avait suivi l’avis de ce dernier tout en laissant son ministre de la Défense maître de "l’exécution de cette mauvaise décision". Pierre Joxe a expliqué qu'il lui était alors difficile de démissionner puisque Jean-Pierre Chevènement l’avait fait un an plus tôt au moment de la première guerre du Golfe. Maître des opérations, il choisit de ne pas envoyer les troupes françaises à Mogadiscio, mais plutôt à l’Est vers la frontière où ces soldats ont plutôt joué un rôle de gendarmes locaux, sans prendre part aux massacres de Mogadiscio en octobre 1993.

Casinos et jeux d’argent

En 1988, Michel Charasse, ministre du Budget, voulait faciliter la légalisation des jeux d’argent. Pierre Joxe, alors ministre de l’Intérieur, s’était opposé à cette loi. Selon lui, si l’Etat encourage les jeux d’argent, il encourage aussi le blanchiment d’argent et les gros trafics (prostitution, drogue...).

Le droit pénal spécial des mineurs

La dernière partie du débat- grâce aux questions du public- a permis à Pierre Joxe de revenir sur les "cas de conscience" qui ont émaillé ses neuf années de mandat au Conseil constitutionnel. Il a avant tout rappelé que s’il ne peut pas diffuser les avis des autres membres et le contenu des débats au Conseil pour respecter le secret du délibéré, il peut sans enfreindre son serment publier et s’exprimer sur ses propres "opinions divergentes", régulières dans un Conseil où il a toujours été en minorité face à une majorité de droite.

Il a aussi évoqué son activité présente d’avocat qui lui permet d’assister à des procès de mineurs et de faire une étude sur la situation en France du droit pénal des mineurs avant d’aller analyser la situation dans d’autres pays européens. Pour lui, ce droit pénal spécifique aux mineurs est indispensable puisqu’on ne peut pas juger un enfant ou un adolescent comme s’il était un adulte. Il ne doit pas être jugé uniquement selon ses actes mais aussi selon sa personne. Son intérêt pour cette question a été éveillé par l’un de ses "cas de conscience". En 2002, le Conseil constitutionnel a progressé en érigeant en Principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) le principe d’un droit pénal spécial pour les mineurs, principe issu d’une ordonnance de 1945 sur le sujet. Mais le Conseil a paradoxalement régressé en validant la loi Perben I qui renforçait la sévérité envers les mineurs et rapprochait le droit pénal des mineurs de celui des adultes. En 2004, la loi Perben II accentuait ce glissement en autorisant la garde à vue pendant quatre jours pour les mineurs, dans un texte contraire à l’ordonnance de 1945 et donc anticonstitutionnel, puisque cette ordonnance avait été érigée en PFRLR à valeur constitutionnelle.

La loi sur l’audiovisuel public

Le dernier "cas de conscience" évoqué par Pierre Joxe portait sur la loi de mars 2009 qui transfère le pouvoir de nomination des présidents de France Télévisions et Radio France du CSA au chef de l’Etat. Cette loi est considérée comme anticonstitutionnelle par Pierre Joxe car elle remet en cause à la fois l’article 34 de la Constitution après la réforme de 2008 sur la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias et vingt-cinq ans de jurisprudence dans le domaine sur l’importance de la nomination des dirigeants de l’audiovisuel public par une autorité administrative.

Dans ces deux exemples de non-respect de la Constitution par le Conseil constitutionnel lui-même, Pierre Joxe voulait montrer que ses propres arguments juridiques sont irréfutables, et qu’ils n’ont d’ailleurs pas été réfutés publiquement.

Pour conclure le débat, Pierre Joxe a évoqué la composition même du Conseil constitutionnel français, composition aberrante pour des observateurs étrangers. Pendant une partie de son mandat, le Conseil était composé de onze membres, dont seuls deux (Valery Giscard d’Estaing et lui-même) n’avaient pas été désignés par Jacques Chirac ou par un ancien ministre de ce dernier. Le mode de nomination des membres du Conseil est exceptionnel en Europe et il entraîne donc souvent une forte majorité à droite. En comparaison, Pierre Joxe a évoqué la composition du Conseil en Allemagne et son mode de nomination par les deux chambres du Parlement : il en résulte une présence unique de magistrats professionnels et aucune majorité forte, ni à droite ni à gauche
 

 

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