Le film de Shlomi Elkabetz "Edout"   projeté ces jours-ci à la cinémathèque de Tel-Aviv relève d'un genre cinématographique hybride à la frontière entre le documentaire et la fiction. Alors que généralement le brouillage des niveaux concerne les contenus, comme dans les films historiques ou les biographies de gens célèbres, "Edout" n'opère aucune dramatisation ni mise en intrigue des témoignages choisis. Parmi les centaines de témoignages récoltés par deux associations humanitaires israéliennes, B'tselem et Shoverim Shetika   , la première recueillant les paroles de palestiniens des territoires occupés, et la seconde, celles d'anciens soldats israéliens témoins des abus perpétrés dans ces territoires, les récits sélectionnés par les deux coscénaristes, Shlomi Elkabetz et Ofer Ein Gal, sont identiques aux documents authentiques originaux à la seule différence que les textes écrits en arabes ont été traduits en hébreu.

Pourtant, le film réalisé par Elkabetz n'est pas un autre documentaire sur l'occupation des israéliens en Judée et Samarie. L'hybridité générique du film relève de sa forme: donner la parole à des comédiens israéliens connus, délivrer les témoignages dans la langue de l'occupant, réduire au minimum tant le jeu et l'expression des affects que l'environnement dénudé d'une nature vierge   , ne rien dire d'autre que la parole testimoniale prononcée tant par la voix que par le regard fixé droit devant la caméra sur le spectateur. En neutralisant ainsi les paramètres convenus propices à l'enrichissement d'une intrigue, Elkabetz se focalise sur le témoignage tout en complexifiant la notion et en problématisant sa fonction.

Dans deux entretiens donnés l'un à Nirit Anderman pour le quotidien Haaretz du 5 janvier 2012 et l'autre à Osnat Trabelsi pour le journal culturel du sud Kvish40 de juin 2011, Shlomi Elkabetz parle longuement des effets produits sur lui par la lecture des témoignages. En créant ce film, il affirme vouloir faire vivre au spectateur la même expérience par laquelle il est passé en lisant la masse des témoignages. Pour lui, lire ou écouter n'est pas un acte passif mais un processus de métamorphose douloureux auquel nul ne peut échapper. C'est la raison pour laquelle Elkabetz a choisi l'hébreu plutôt que l'arabe pour les témoignages palestiniens. A la différence de l'idée reçue selon laquelle une traduction est un écran qui éloigne le spectateur de l'original, de l'authentique, Elkabetz prétend qu'en choisissant l'hébreu non seulement il empêche l'audience israélienne de se désolidariser du narratif palestinien et de se dire "ce n'est pas moi", "cela ne me concerne pas", mais encore il l'oblige à admettre le lien symbiotique qui unit l'occupé et l'occupant, tous deux propriétaires d'une mémoire commune et constructeurs d'archives d'un même futur.

Ce beau projet cinématographique avait ouvert le festival du film à la cinémathèque de la ville frontalière de Sdérot   , le 29 mai dernier. Ce soir-là, la ministre de la culture et du sport, Limor Livnat expliquait en guise d'allocution de bienvenue qu'elle n'assisterait pas à la projection d'un film dont elle dénonçait, sans l'avoir vu, sa partialité et son parti-pris simpliste. Elle délégitimait ainsi le travail d'Elkabetz, et préférait s'engouffrer une fois de plus dans l'impasse dichotomique des bons et des méchants, du juste et de l'injuste, plutôt que de remplir dignement sa mission ministérielle. A l'opposé, Elkabetz tentait d'ouvrir la voie à une réflexion sur une calamité partagée.

La position de Limor Livnat s'inscrit dans une logique similaire à celle du ministre de l'éducation, Gideon Saar qui a annoncé dernièrement l'élargissement à l'échelle nationale (et le financement) du programme des visites scolaires à Hébron initié en mars 2011. Le parcours établi comporte la visite (sous surveillance de l'armée) du caveau des patriarches et des matriarches de l'ancien testament, du musée de Beit Hadassah, du cimetière juif, de la yeshiva Shavei Hevron installée depuis 1980 à Beit Hadassah, et d'autres sites historiques appartenant tous au patrimoine religieux juif. La visite s'effectue sous l'œil vigilant des colons dont certains ne manquent pas d'interrompre les professeurs de lycées lorsque ceux-ci rappellent l'existence de la population palestinienne à Hébron ou évoquent la tuerie perpétrée par Baruh Goldstein en 1994. Ils ont même réussi à annuler la participation prévue et autorisée de l'association "Breaking the silence" à l'une de ces visites scolaires, en menaçant la police de risques de grabuges.

Le ministre de l'éducation affirme quant à lui que l'unique objectif du projet vise à inculquer un savoir et à renforcer la conscience collective des élèves israéliens souvent ignorants sur la place centrale qu'occupe Hébron dans l'histoire et le patrimoine du peuple juif. Tel n'est pas l'avis de 350 professeurs de lycées qui ont signé une lettre ouverte à Gideon Saar où ils expriment leur refus de participer à la campagne d'endoctrinement menée par le gouvernement actuel. Dans la lettre publiée dans son intégrité dans le journal Haaretz du 6 février, les signataires, dénoncent une volonté systématique de la part du ministre de l'éducation de façonner l'imaginaire collectif et l'identification nationale des jeunes élèves israéliens selon un modèle dogmatique qui ne s'ouvre ni au débat, ni au doute, ni à la pensée critique. Saar a immédiatement réagi sur les ondes en minimisant d'une part l'impact d'une pétition signée par 350 professeurs de lycées parmi les 140000 enseignants dans le système scolaire national, et en parlant d'une action menée par des groupuscules de la gauche israélienne et sans doute encouragée par le journal Haaretz, alors que lui-même, dit-il, laisse volontairement de côté les sujets de controverse en excluant de son programme l'existence même de la population arabe de Hébron afin de ne pas "transformer un sujet historique et éducatif en sujet politique".

La dé-légitimation du film "Edout" par la ministre de la culture et du sport, d'une part, et, la légitimation de l'occupation israélienne en Judée Samarie par le ministre de l'éducation, d'autre part, relèvent d'une démarche similaire qui consiste soit à tourner le dos à l'autre pour mieux revendiquer et protéger ses droits, soit, au mieux, à prétendre présenter une réalité de façon équilibrée en évaluant les narratifs des uns et des autres à l'aune de références qui sont inéluctablement politiques. Les archives du futur que Livnat et Saar s'emploient à construire se situent donc à l'extrême opposé de celles que nous propose Elkabetz, ou que souhaiteraient construire, plus laborieusement, certains professeurs d'écoles éclairés en Israël.