Un plaidoyer très argumenté à la fois pour la diffusion et la démocratisation de l’anglais comme lingua franca, et pour la protection de la diversité linguistique par des politiques de territorialité linguistique.
"Throughout the world people must acquire the ability to say : "English is our language, even when it is, as for many of us, only one of our languages and one we use less comfortably, less fluently, less elegantly, less "correctly" than its native speakers. But there are as many legitimate ways of using it as there are people who bother to use it. We can, must, and will use English in the way we choose and to say what we choose to say in it, including – indeed especially – when it diverges significantly from what the average Anglophone would say or from what North America’s most influential think tanks would like us to say.""
La diffusion de l’anglais comme langue de communication internationale est souvent perçue et dénoncée comme une forme d’injustice et une menace pesant sur la diversité linguistique. Cette pratique généralisée de l’anglais, en plus d’être le vecteur d’une domination économique, politique et idéologique, s’appuie en outre sur une conception très réductrice de ce qu’est une langue. Le langage est réduit en effet à n’être qu’un médium de communication, et les différentes langues apparaissent comme des outils plus ou moins efficaces et rationnels pour échanger nos idées et nos contrats. Dans la grande compétition entre les langues, l’anglais s’est imposé comme "langue de service", et cela tend à nous faire oublier que les langues sont beaucoup plus que cela, qu’elles sont aussi et avant tout des "langues de culture", qu’elles contiennent chacune une vision du monde singulière, qu’elles sont des éléments constitutifs de nos cultures et identités collectives. D’ailleurs, l’anglais qui est parlé à travers le monde, n’est même pas véritablement de l’anglais, c’est du globish, du global English, de l’anglais suffisamment appauvri et mal prononcé pour que les réels anglophones soient en réalité les plus mal compris.
Il est donc de bon ton de dénoncer le globish, malgré la conscience que la journée des langues organisée chaque année par l’Union Européenne a une portée principalement et naïvement symbolique, et ne changera probablement pas le cours des choses. Dans un livre riche et stimulant paru en 2009, Traduire, défense et illustration du multilinguisme, le juriste et philosophe Belge François Ost, résumait l’alternative dans laquelle nous nous engouffrons : "Ou la langue unique, ou le repli sur les idiolectes particuliers. Ou l’adoption d’une langue universelle commune (justifiée par l’efficacité et la rationalité) ou le repli sur telle langue nationale (justifié par la dignité et l’identité)" . A cette ruineuse et fausse alternative, il faut opposer la voie du multilinguisme et la traduction, conçue comme "hospitalité langagière – notre seule alternative à la barbarie" . Et contre les eurocrates partisans du tout-à-l’anglais et artisans du néo-libéralisme bruxellois, on aime à se rappeler la belle phrase d’Umberto Eco, "la langue de l’Europe, c’est la traduction".
Certes. Mais le globish constitue-il nécessairement une telle menace ? Peut-on seulement envisager l’idée qu’une langue de communication universelle, une lingua franca (aujourd’hui, de fait, l’anglais) puisse être autre chose qu’un mal ? Rarement, dans les milieux philosophiques en tout cas, est examinée l’hypothèse que cela puisse être une véritable chance que de posséder un tel outil, un outils qui nous permette d’entrer en relation avec d’autres individus en tout point du globe, d’engager une discussion, de débattre, de défendre des positions et des intérêts, de faire valoir des revendications – que cela puisse être une chance et peut-être une condition nécessaire pour l’institution d’un débat démocratique à l’échelle mondiale. La diffusion d’une lingua franca est-elle, enfin, nécessairement incompatible avec la protection des autres langues nationales ?
C’est le grand intérêt et mérite du dernier ouvrage du philosophe Philippe Van Parijs, connu pour ses travaux sur la justice et sa réflexion sur l’allocation universelle : Linguistic Justice for Europe & for the World, paru à l’automne 2011. La thèse de Van Parijs est double : d’une part considérer que la diffusion de l’anglais, par un effet boule de neige, ne peut que s’accélérer et que celle-ci doit être encouragée. La maîtrise de l’anglais fournit en effet une arme peu coûteuse et essentielle dans la lutte urgente pour davantage de justice, d’égalité et de démocratie à l’échelle mondiale ; elle offre un instrument de communication et de mobilisation facilement appropriable. D’autre part, penser et mettre en œuvre un principe de "territorialité linguistique", qui vise à protéger sur un territoire donné, l’usage d’une ou plusieurs langues, par des politiques plus ou moins coercitives.
L’argumentation de Philippe Van Parijs est serrée, les objections que l’on peut faire à chacune de ses thèses sont considérées sérieusement, les exemples sont nombreux. Et même si l’on ne suit pas nécessairement l’auteur dans ses conclusions, l’ouvrage donne matière à penser, les clarifications conceptuelles sont utiles et rigoureuses, et la réelle (et belle) légitimité de sa démarche mérite d’être prise en compte avec le plus grand intérêt. Le livre de Van Parijs rend impossible de se contenter de quelques agréables formules en faveur du multilinguisme contre le globish, et invite à réinterroger certaines évidences que nous ne questionnons plus. Même si l’on ne doit pas être d’accord avec ses thèses, la lecture de l’ouvrage et l’examen de ses arguments ne pourront que rendre plus solides et rigoureuses les positions que nous présentions au début.
Lingua franca et démocratie
Le chapitre le plus important de l’ouvrage, mais aussi le plus problématique, est le chapitre premier, consacré à la "lingua franca". Van Parijs expose les mécanismes qui contribuent à accélérer la diffusion de l’anglais mais aussi les raisons pour lesquelles ce processus doit être bien accueilli et amplifié. Les chapitres suivants sont consacrés aux différents types d’injustices provoqués par cette domination de l’anglais et à l’examen des différentes solutions que l’on peut y apporter. Ainsi ne s’agit-il absolument pas de nier, pour Van Parijs, tout ce qu’il y a de problématique et effectivement injuste dans cet usage de l’anglais comme langue de communication internationale. Mais dans une perspective de justice globale, ce processus peut malgré tout, et doit, être saisi comme une chance – ce qui n’enlève rien aux effets négatifs qu’il engendre, et qu’il convient donc d’anticiper et de limiter.
Il y a des mécanismes et une dynamique qui font que la diffusion de l’anglais s’accélère d’elle-même. D’une part, l’intérêt et la motivation pour apprendre l’anglais augmentent avec la probabilité de se trouver dans des situations où il sera utile de pouvoir communiquer en anglais ; et les occasions de parler cette langue se multipliant, cela renforce notre compétence dans cette langue ou accroît notre volonté de l’apprendre. D’autre part, Van Parijs décrit un mécanisme, celui du "maxi-min", qui est à l’œuvre dans les situations de communication entre des individus multilingues. Lorsque nous sommes à table, par exemple, avec un Anglais, un Allemand, un Russe, et un Espagnol, pour que chaque interlocuteur puisse le mieux possible prendre part à la conversation, nous choisissons spontanément le langage le mieux connu par celui qui le parle le moins bien, et c’est le plus souvent l’anglais. Ce ne sont naturellement pas les seuls facteurs qui interviennent dans le choix d’une langue (des facteurs didactiques, symboliques, politiques entrent aussi en jeu), mais la dynamique du maxi-min reste la plus puissante.
Or, plus les individus peuvent communiquer les uns les autres par-delà les frontières nationales et linguistiques, plus ils se perçoivent davantage que comme de simples curiosités (tel le touriste visitant un village berbère) ou des partenaires commerciaux, et plus ils s’acceptent mutuellement comme des participants égaux dans une réelle conversation. Une "communauté de justification" de plus en plus large se forme. Une conviction sous-tend le propos de Philippe Van Paris, c’est que la justice, pensée en termes d’égalité et de liberté réelle, ne peut plus se concevoir simplement au niveau national, mais doit l’être à l’échelle globale, et des institutions internationales doivent progressivement être mises en place. La démocratie et la justice comme équité ne peuvent plus valoir exclusivement pour quelques peuples, quelques Etats ; et toute réflexion sur la justice doit désormais se situer à une échelle inter-nationale. Au niveau des nations individuelles, les institutions garantissant l’égalité et la justice, n’auraient pu apparaître sans une délibération et une mobilisation élargies à toute la société, sans un débat au niveau national. C’était déjà un argument de J.S. Mill, pour qui il ne pouvait y avoir d’institutions libres et démocratiques dans un pays composé de nationalités différentes sans langue commune. Sans langage commun, ne peuvent se constituer une opinion publique, ni un débat et une vie démocratiques, ni un gouvernement représentatif. Une distinction est ici mobilisée : celle entre ethnos et démos. Il faut un langage commun, non pas parce que la démocratie doit reposer sur un ethnos, une culture homogène ; mais la démocratie requiert un démos, avec un forum partagé, un espace commun pour la délibération et la mobilisation. En ce sens, il faut un langage qui soit un langage de communication, et non un langage conçu comme composant central d’une culture : on distingue bien le globish de l’anglais shakespearien. Ainsi, si l’on veut penser la justice et l’égalité à un niveau mondial, il faut que puisse se constituer un tel démos transnational, et cela requiert - et est facilité par - l’expansion d’une lingua franca.
Philippe Van Parijs prend au sérieux l’inquiétude selon laquelle cette diffusion de l’anglais, loin de servir un tel objectif de justice et de démocratie, serait en réalité et surtout l’outil le plus efficace pour assurer une domination idéologique. A plusieurs reprises, l’auteur revient sur la question du relativisme linguistique, et sur l’intrication entre langue et conception du monde. Mais il récuse tout lien causal entre une langue et une quelconque conception politique. Il suffit de penser à l’espagnol de Pinochet et à celui de Castro. Certes la diffusion de l’anglais accélère celle de conceptions économiques, politiques, idéologiques produites dans cette langue, et donne une audience plus large à ces discours ; mais la langue anglaise en elle-même n’est pas en cause. Et ce qui peut se dire dans une langue peut aussi être nié, contesté, et combattu dans cette même langue. Ce n’est pas en rejetant l’anglais, insiste Van Parijs, que l’on pourra lutter contre l’idéologie que l’on accuse l’anglais de véhiculer. C’est au contraire en se saisissant de l’anglais comme d’un mégaphone extrêmement puissant, en retournant contre elle cette diffusion de l’anglais, que l’on pourra faire entendre d’autres revendications, d’autres exigences, et s’assurer la plus grande audience.
Injustices linguistiques et défense de la diversité des langues
Dans les chapitres suivants, l’auteur examine les injustices résultant de cette extension de la lingua franca, qui sont comme autant de dégât collatéraux. Il les considère selon trois perspectives différentes : celle de la justice coopérative, de la justice distributive, et enfin de la justice conçue comme égale dignité, ou "parity of esteem". A chacun de ces niveaux se posent des difficultés différentes, et Van Paris examine différentes solutions et leur efficacité et pertinence respectives.
Apparaissent des injustices qui vont dans des sens opposés : d’un côté le fait que l’anglais soit devenu la lingua franca privilégie considérablement, en de multiples façons, les anglophones par rapport aux non-anglophones qui doivent apprendre cette langue, et entre autres payer le coût d’un tel apprentissage, et ne la maîtriseront jamais aussi bien que les premiers. Il convient de démocratiser l’accès à l’anglais, de faciliter son apprentissage (Van Parijs défend par exemple l’interdiction du doublage pour les films ou à la télévision et la généralisation du sous-titrage).
Mais de l’autre côté - et une grande partie de la réflexion de l’auteur est consacrée à cette question -, la justice considérée en termes d’égale dignité conduit à protéger les différentes langues, en tant qu’éléments centraux des identités collectives et culturelles. Comment protéger la diversité linguistique, dès lors que sont reconnus l’inévitable diffusion d’une lingua franca mais aussi ses avantages – et ses inconvénients ? Comment organiser les services publics, dans les aires multilingues, pour garantir l’égale dignité ? Le principe de territorialité linguistique, prôné par Van Parijs, implique l’existence de régimes linguistiques "coercitifs", au sens où sur un territoire donné la loi impose une (ou deux ou trois) langue(s) officielle(s), stipule quelle langue doit être utilisée dans le cadre de l’éducation, comme médium de communication publique, la langue dans laquelle les lois sont publiées, la justice rendue, les élections organisées, la langue utilisée dans les médias publics, éventuellement aussi dans les messages publicitaires dans l’espace public, etc. Pour éviter les attitudes coloniales (celle par exemple de l’anglophone qui ne ferait pas l’effort de parler une autre langue que l’anglais), il faudrait exiger de ceux qui viennent s’installer durablement sur ce territoire, qu’ils aient l’humilité d’apprendre la langue ainsi promue.
La voie empruntée par l’auteur est difficile, puisqu’il s’agit de penser et tenir ensemble ce qu’on oppose le plus souvent : la diffusion de l’anglais et la défense de la diversité des langues. C’est en réfléchissant en termes de justice qu’il parvient à concilier ce qui apparaît dès lors comme deux exigences éthiques et politiques. C’est parce qu’aucune conception de la justice ne peut négliger la dimension de justice comme égale dignité, et parce que les langues appartiennent intimement à nos identités collectives, que la diversité linguistique doit être défendue - et non, selon Van Parijs, parce qu’elle serait une valeur et un bien en soi .
L’originalité, la puissante cohérence de sa réflexion, et l’exigence de justice qui l’anime, méritent pour le moins toute notre attention