Un panorama de l’histoire des pratiques biographiques.

“Contre Contre Sainte-Beuve” : tel pourrait être le sous-titre du livre que José-Luis Diaz consacre à l’histoire des pratiques biographiques. Non que l’auteur cherche à réfuter les thèses de Proust : il se place plutôt dans la perspective d’une archéologie des discours qui le conduit à comprendre les conditions dans lesquelles le paradigme biographique, lui-même complexe et parfois contradictoire, s’est imposé à l’âge romantique, avant d’être contesté à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, surtout dans les sphères de la haute littérature. Ce faisant, les différentes formes d’antibiographisme (dont Contre Sainte-Beuve constitue l’un des exemples les plus connus) et les diverses proclamations de la “mort de l’auteur” intervenues depuis les années 1950 sont replacées dans leur contexte de production, qui ne semble plus tout à fait d’actualité aujourd’hui. L’objectif de José-Luis Diaz n’est donc pas de prendre position pour ou contre le biographique, mais d’étudier son histoire, envisagée dans ses rapports avec celle de la critique, mais aussi, de manière plus générale, avec celle des conceptions de la littérature.

Disons-le tout de suite, le pari est tenu. Le livre montre bien la montée en puissance de l’explication biographique au cours du XVIIIe siècle. Au “moi haïssable” de Pascal et aux éloges de Fontenelle, qui étaient avant tout des exercices de style brillants, succède dès le début du Siècle des Lumières un relatif intérêt pour la personne humaine se cachant derrière l’écrivain, même si les philosophes ont le souci de ne pas flatter l’orgueil ou le narcissisme des auteurs, ce qui les conduit à se méfier des dévoilements trop intimes. Il faut attendre la seconde moitié du siècle et l’époque du “sacre de l’écrivain” pour que l’écriture biographique soit davantage valorisée : il s’agit alors de montrer que l’écrivain est un grand homme à sa manière et que son existence mérite d’être racontée au même titre que celle des princes ou des rois. Néanmoins, cette évolution se traduit encore souvent par des éloges figés, où les fleurs de rhétorique comptent plus que l’enquête biographique proprement dite, même si, à partir de 1770 environ, on commence de plus en plus à rechercher “l’homme derrière l’auteur”.

C’est au XIXe siècle que les choses changent vraiment. Logiquement, José-Luis Diaz consacre à cette période la plus grande partie de son livre. Si le romantisme accorde au biographique une place de premier plan, c’est qu’il repose sur un idéal de “liaison intime”   entre la vie et l’œuvre. La littérature devient une “aventure existentielle”   et la vie du poète est parfois présentée comme son œuvre majeure, selon un modèle appliqué à Byron notamment. Du point de vue de la critique, par ailleurs, l’explication biographique représente une véritable libération, à une époque où “la lecture rhétorique et normative des textes avait encore force de loi”   . Malgré cela, il existe également des formes d’antibiographisme à l’âge romantique, que l’on trouve non seulement chez les tenants du classicisme, mais aussi chez les écrivains romantiques eux-mêmes, qui ne supportent pas toujours que les biographes aillent fouiller (pour ne pas dire souiller) le moindre recoin de la vie des poètes. C’est ce qui explique que les biographies écrites par Hugo ou Lamartine soient avant tout des hagiographies présentant une vision mythifiée des artistes ou des créateurs qu’elles évoquent.

Vers 1830, le biographique occupe donc une place paradoxale et attend encore son héraut... Enfin Sainte-Beuve vint ! José-Luis Diaz lui consacre de longs développements et montre comment sa conception de l’écriture biographique n’a cessé d’évoluer. D’abord influencé par les doctrinaires, qui cherchent à expliquer les données biographiques en fonction du contexte historique et social, Sainte-Beuve développe ensuite une manière beaucoup plus personnelle. Attentif aux anecdotes, son objectif est cependant moins de raconter chaque existence dans le détail que de “faire œuvre”   et d’aller à l’essentiel, autrement dit de révéler la physionomie ou le caractère de ceux qu’il portraitise. Vers la fin de sa vie, enfin, il se rapproche du naturalisme et du positivisme.

L’importance de Sainte-Beuve dans le champ de la critique est confirmée par le nombre de ses héritiers, mais également de ceux qui s’opposent à lui. Taine, par exemple, prolonge sa méthode tout en l’infléchissant vers une approche nettement plus sociologique, fondée sur la fameuse trilogie de la race, du milieu et du moment. Les Goncourt, de leur côté, recherchent régulièrement des documents autographes pour les exploiter ensuite dans leurs écrits. L’université, la presse et l’édition à gros tirage, surtout à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, sont friandes d’explications biographiques, avec plus ou moins de rigueur. En revanche, les “hautes sphères” de la littérature (Flaubert, Mallarmé) revendiquent une impersonnalité de l’art qui peut s’interpréter comme le résultat d’une volonté de distinction. Au XXe siècle, à la suite de Proust, de Blanchot et de Barthes, le rejet de la critique biographique s’accentue. Au sein de l’université, à partir des années 1950, elle est de plus en plus combattue, mais depuis une dizaine ou une quinzaine d’années environ, elle commence peu à peu à être réhabilitée. En revanche, auprès du grand public, l’intérêt pour le biographique ne s’est jamais démenti.

Le livre de José-Luis Diaz fournit un panorama de la question à la fois riche, clair et précis. L’un de ses principaux mérites est de ne pas réduire les périodes qu’il décrit à une tendance dominante ou à un paradigme unique. Au contraire, L’Homme et l’Œuvre reste constamment attentif aux tensions, aux contradictions et aux débats qui structurent le champ littéraire. Bien sûr, quelques reproches peuvent lui être adressés, ce qui est inévitable face à un sujet d’une telle ampleur. La partie consacrée à l’âge classique est un peu rapide. Le XXe siècle, pourtant si riche, n’est qu’esquissé (mais l’auteur s’en explique en écrivant que sa recherche “s’interrompt provisoirement”). Une perspective comparatiste (ébauchée en ce qui concerne le tournant des XVIIIe et XIXe siècles) aurait pu enrichir la réflexion en présentant la situation du biographique dans d’autres pays européens. Enfin, l’absence de bibliographie laisse le lecteur sur sa faim. José-Luis Diaz se justifie dans une note en expliquant qu’il ne souhaitait pas alourdir son ouvrage d’une “kyrielle bibliographique”. C’est dommage : cette étude aurait pu être l’occasion de faire un état des lieux de la question, qui n’aurait probablement pas été superflu.

Malgré ces quelques regrets, on ne peut que souligner l’intérêt de l’ouvrage, qui privilégie une approche diachronique et synthétique sans jamais perdre de vue la spécificité des auteurs commentés, ni celle des différentes strates constituant le champ littéraire. Tout le contraire, en somme, des considérations décontextualisées sur la littérarité et la poéticité des œuvres, envisagées comme des propriétés essentielles ou intrinsèques, que l’on entend souvent dans nos universités.

 

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