Le nouvel ouvrage du spécialiste français bouscule les idées reçues sur le génocide.

* Cet ouvrage a été publié avec l’aide du Centre national du livre.

 

Alors que de nombreux événements scientifiques viennent de marquer les 70 ans de la conférence de Wannsee   , tout ou presque semble avoir été dit sur le génocide des Juifs d’Europe perpétré par les nazis.

Le dernier grand débat sur le sujet semble se refermer : il concerne le processus de décision. Pendant des années, les chercheurs internationaux se sont affrontés, pour déterminer la date de la décision qui a lancé la "Solution finale de la question juive". Christopher Browning   , Saul Friedländer   , Philippe Burrin   : tous ont porté la minutie historienne à son point d’incandescence, risquant parfois de perdre le lecteur moins averti   . Pourquoi une telle précision ? Dans ce débat, savoir quand, c’était savoir pourquoi ; une semaine, et c’est le sens même du génocide qui pouvait en être changé. Décidé avant l’opération Barbarossa de juin 1941, le génocide aurait alors été planifié de long terme ; cette hypothèse n’a plus cours aujourd’hui, fille du débat entre "intentionnalistes" et "fonctionnalistes" dans les années 1980. Décidé en novembre 1941, il montrait l’appréhension grandissante d’Hitler face à une probable défaite ; décidé après l’entrée en guerre des États-Unis, en décembre 1941, il témoignait de la hantise nazie de combattre sur deux fronts, comme en 1918. Plus encore, la défaite se précisant, l’idée que les Juifs avaient été responsables de la révolution de 1918 poussait à la radicalisation, pour ne pas conserver derrière les lignes de front ces révolutionnaires-nés. On considère aujourd’hui que la décision a été prise dans les derniers mois de l’année 1941, et que la conférence de Wannsee a certainement été une étape importante du processus.

Pourtant, en ce mois de janvier 2012, il y a de fortes chances que le débat s'ouvre à nouveau, tant le dernier livre de Florent Brayard bouscule notre manière de percevoir le génocide. Auschwitz, enquête sur un complot nazi : un titre " bélier ", qui permet de saisir en quelques mots la rupture que l’auteur entend opérer.

Qui savait ? Et plus exactement, dans l’appareil d’État nazi, parmi les plus proches d’Hitler, qui savait ? Pour tout lecteur quelque peu informé, la réponse est simple : tout le monde savait. Car les procès de Nuremberg nous ont montrés comme une évidence que les dignitaires nazis ne plaidaient l’ignorance que pour mieux s’innocenter. Il ne pouvait être question de les prendre au sérieux, tant les différentes tentatives de disculpation postérieure – il faut penser au cas d’Albert Speer   – finirent toujours par révéler une implication forte dans le processus d’assassinat, à tout le moins une connaissance et une approbation du meurtre.

C’est ce consensus que Florent Brayard fait voler en éclat. Il met en doute cette tradition nurembourgeoise et soulève cette difficile question : doit-on a priori rejeter, sans examen, un argument parce que les nazis s’en sont emparés pour se défendre ?


Le projet et le doute

Quelques préalables sont nécessaires pour comprendre ce qui forme le cœur de l’argumentation de ce livre d’une grande densité : le premier sur la méthode ; le deuxième sur l’objet d’étude.

Florent Brayard le précise en introduction, il fonde son étude avant tout sur la littérature secondaire   . On pourrait s’en étonner, voire critiquer : c’est mal comprendre deux choses. La première, c’est que vu le niveau de débat atteint par les historiens sur la question du processus de décision, il n’existe peu ou pas de documents ayant été laissés dans l’ombre. La deuxième, c’est qu’ayant participé activement à ce débat, Florent Brayard n’a pas à prouver sa maîtrise de ce corpus d’archives : son ouvrage précédent   , publié en 2004, démontrait sans équivoque sa connaissance profonde des sources de première main. L’objectif de Florent Brayard est donc, à partir des mêmes pièces, de réagencer le puzzle historien, pour créer une figure finale plus cohérente   . Le livre est donc un essai autant qu’une enquête.

Quel est l’objet de cette enquête ? Le titre est assez explicite, le secret. Mais il faut ici préciser immédiatement que l’auteur se concentre exclusivement sur le volet occidental de la "Solution finale de la question juive". Les dirigeants nazis, comme des franges importantes des populations, avaient connaissance des massacres organisés à l’Est par les Einsatzgruppen, ces unités mobiles de tuerie, ainsi que de l’assassinat des Juifs polonais dans les camps de l’opération Reinhard. Ce que certains des dirigeants nazis ignoraient, c’était que cet assassinat concernait aussi les Juifs d’Europe de l’Ouest et du Sud, dans ce processus coordonné et global qui débuta en mai-juin 1942. Ne pas garder en tête cette distinction fondamentale, c’est s’exposer à ne rien comprendre au livre. Pour le public français, le génocide se résume souvent à Auschwitz. Il existe en réalité trois logiques que l’auteur résume par trois symboles : Babi Yar, Treblinka, Auschwitz   ; autant dire, l’assassinat par fusillades des Juifs soviétiques par les Einsatzgruppen à partir du mois de juillet 1941 ; puis, durant l’ "opération Reinhard", l’assassinat des Juifs polonais ; la déportation et l’extermination des Juifs d’Europe de l’Ouest et du Sud enfin. Distinction dans la cible, distinction dans le meurtre, distinction dans la temporalité : c’est le préalable pour comprendre l’enquête. Elle met en lumière le régime de transgression différencié que représentait l’assassinat de populations perçues par les nazis comme distinctes.
 


En finir avec Nuremberg

Les plus hauts responsables savaient le meurtre de tous les Juifs, tel est l’axiome nurembourgeois. Comment expliquer, dès lors, toute une série d’anomalies ?

Joseph Goebbels, ministre de la Propagande, Gauleiter de Berlin et un des plus proches amis d’Hitler, ne peut pas ne pas avoir su ce qui arrivait aux Juifs berlinois, lorsqu’il se lamentait quotidiennement, dans son journal intime, de la lenteur avec laquelle ils étaient déportés à l’Est. Lui qui avait, à l’écrit comme à l’oral, le verbe haut et acerbe, n’hésite pas à appeler à toujours plus de dureté. Pourtant, le 26 mars 1942, dans son journal, il semble ébranlé : "Les Juifs sont à présent expulsés vers l’Est à partir du Gouvernement général, en commençant par Lublin. Il est employé ici une méthode passablement barbare et qui n’est pas à décrire plus avant, et qui des Juifs eux-mêmes, ne laissent plus grand chose   ". Ce terme "barbare", Goebbels ne l’avait jamais employé que pour désigner ses ennemis, pas son propre camp. Florent Brayard postule que Goebbels, en ce mois de mars 1942, vient d’apprendre, par une source non-officielle, le sort qui est réservé aux Juifs polonais, à l’Est, l’assassinat par le gaz. Pour autant, il continue de plaider pour l’évacuation des Juifs berlinois vers l’Est. Mais qu’entend-il par là ? "S’ils sont en dehors du territoire du Reich, alors ils ne peuvent pas nous nuire au moins pour le moment   ", écrit-il le 29 mai 1942. Goebbels, jusque tard dans l’année 1943, ne fait pas le lien entre le sort des Juifs polonais et celui des Juifs allemands : dans son esprit, les ghettos polonais vidés, les Juifs occidentaux peuvent alors y être déportés et y vivre. Il continue à développer un imaginaire carcéral, et non génocidaire, concernant les Juifs allemands. C’est à Posen, le 6 octobre 1943, que Goebbels comprend   . Himmler fait alors un discours devant les dirigeants du parti, les Gauleiter, où il révèle explicitement le meurtre de tous les Juifs. À compter de cette date, Goebbels s’abstient de mentionner dans son journal un quelconque emprisonnement des Juifs occidentaux. C’est à la prise de conscience progressive de Goebbels que nous permet d’accéder son journal : le 26 mars 1942, le passage d’un imaginaire d’extinction à une réalité d’extermination des Juifs polonais, première transgression ; le 6 octobre 1943, la compréhension du sort des Juifs occidentaux, deuxième transgression. La proposition a de quoi choquer : que l’un des plus hauts dirigeants du parti nazi n’apprenne l’extermination que si tard, voire une fois une bonne partie de l’opération révolue, cela heurte tous les schémas d’explication traditionnels. La démarche d’analyse interne opérée par Florent Brayard, d’une extrême rigueur, a pourtant de quoi convaincre.

Goebbels est-il une source fiable ? Est-ce que ce monument que constitue son journal intime, rédigé quotidiennement pendant vingt-deux ans, est utilisable ? J’avais émis des doutes dans un article   , notamment à partir du moment où Goebbels n’écrit plus lui-même son journal, mais le dicte, en juillet 1941. Une censure s’opère, certes ; mais elle ne concerne que quelques remarques d’ordre privée et les insultes les plus directes aux hiérarques nazis : Goebbels continue de parler d’un ton très libre de la violence du régime en général, de la violence antisémite en particulier. Une publication plus récente vient d’ailleurs de montrer la fiabilité générale du journal   .

Il serait d’ailleurs simpliste de faire reposer l’argumentaire de Florent Brayard sur l’unique cas Goebbels, de le réduire à une question d’interprétation des sources, même si cette relecture occupe trois chapitres du livre. En effet, que penser des autres anomalies que verse l’auteur au dossier ? Qui peut expliquer que Wilhelm Stuckhart, secrétaire d’État à l’intérieur, puisse craindre, en mars puis en septembre 1942, que si l’on envoie les Mischlinge, ces mi-Juifs, mi-Allemands, à l’Est, la moitié de sang aryen qui coule dans leurs veines ne les aide à constituer un foyer de résistance problématique   ? Pour coucher sur le papier une telle phrase, il faut bien que Stuckhart, pourtant un des plus hauts dirigeants nazis, ait ignoré la mise à mort systématique : assassinés, comment ces Mischlinge auraient-ils pu représenter une menace ? Le doute s’impose peu à peu, étude de cas après étude de cas. Eberhard von Thadden, responsable des questions juives au ministère des Affaires étrangères, demande ainsi une commission d’enquête pour visiter le camp où sont censés êtres internés les 57 628 slovaques déportés   ; il la réclame jusqu’au tout début 1944, alors que de ces milliers de Juifs, il ne reste qu’une poignée à la fin 1943. S’il avait su le meurtre, aurait-il continué à réclamer cette commission ?

On ne peut pas écarter d’un revers ces questions. Non pas que ces documents n’aient pas été connus auparavant ; on ne leur a peut-être pas prêté toute l’attention nécessaire, tant le présupposé d’une connaissance large du meurtre les rendait difficiles à exploiter. L’hypothèse du secret permet d’intégrer ces faits dans un récit dont la rigueur et la cohérence séduit. Plus besoin de postuler que tel ou tel acteur dissimulait sa connaissance derrière des périphrases ou des mensonges : il est beaucoup plus dérangeant d’imaginer qu’effectivement, ils ne savaient pas ce qui était advenu des Juifs de l’Ouest.

Posen contre Wannsee

L’historiographie traditionnelle, en s’appuyant sur un corpus comparable, écrivait : "Hitler savait, et Goebbels savait". David Irving, écrivain révisionniste, avait tenté une défense apologétique de Hitler, en postulant "Goebbels savait, Hitler ne savait pas". Florent Brayard connaît bien cette tentative, pour avoir lui-même analysé les logiques du discours révisionniste   . Il propose aujourd’hui une nouvelle interprétation "Hitler savait et Goebbels ne savait pas"   , et montre qu’à travers certains documents problématiques, on peut poser la question de la mise à mort systématique des Juifs de l’Ouest comme secret   à l’échelle de l’appareil d’État nazi dans son ensemble. Que nous apprend cette démarche ? Que reste-t-il, après une enquête minutieuse de 451 pages ? La démonstration convainc. On a plus de peine à comprendre l’enjeu fondamental de cette découverte.

La conclusion est de deux ordres : la première, c’est l’importance de l’Aktion T4, l’extermination des handicapés mentaux qui débuta en août 1939, dans la genèse du secret. C’est parce que les nazis se sont heurtés à une résistance en Allemagne dans leur opération d’exécution des handicapés que le secret a encore été renforcé au moment de la "Solution finale". La deuxième conclusion est plus importante, en cela qu’elle nous donne à voir avec une acuité rarement atteinte l’imaginaire nazi : il y avait une transgression supplémentaire à tuer les Juifs de l’Ouest. Cette opération ne pouvait pas se dérouler sous le même régime de communication que l’extermination des Juifs polonais et russes, y compris dans l’appareil d’État nazi lui-même. Même si cette proposition semble heurter un certain bon sens, elle est vraisemblable : savoir qu’on exterminait en masse les Ostjuden à l’Est ne signifiait pas forcément, pour un dirigeant nazi, qu’envoyer un Juif de l’Ouest au même endroit l’exposait au même traitement   . Vérité dérangeante : l’imaginaire de déportation, d’extinction, de mort des Juifs était acceptable pour de larges pans de la population ; l’imaginaire d’extermination et d’assassinat, beaucoup moins.

Pourtant, l’importance de l’ouvrage n’est peut-être pas là. Car dans cette réorganisation de l’interprétation qu’opère F. Brayard, le gain le plus important se fait à mon sens du point de vue de la chronologie. Dès son ouvrage de 2004, Florent Brayard plaidait pour une date de la "solution finale" assez tardive dans l’année 1942   . Le secret devient ici l’étalon principal de la réévaluation de cette chronologie. L’auteur livre une lecture sévère de la tradition d’interprétation de Wannsee : rien ou presque ne s’y est décidé. Si une conférence a été celle des révélations, ce n’est pas celle de Wannsee, mais celle de Posen, le 6 octobre 1943. C’est à ce moment qu’Himmler, parlant devant les Gauleiter réunis, décide d’intégrer des cercles plus larges dans le complot : il nomme enfin le meurtre, a posteriori. Il y aura sûrement matière à débat sur les détails de cette argumentation, dont un certain nombre d’éléments ont déjà été avancés dans le précédent ouvrage de Florent Brayard. En lisant les chapitres que l’auteur écrit sur Wannsee, sur le terme "extermination", sur le discours de Posen, on en vient même à se demander, et c’est l’unique critique que je formulerais, quel est l’objectif du livre : parler du secret ou repenser, encore une fois, la temporalité du génocide ?

L’auteur nous montre qu’il est encore possible d’instiller un questionnement dans une narration historique déjà bien établie. La nouvelle architecture proposée bouscule ce que nous pensons savoir du génocide. Elle agence les sources et les pièces d’une manière convaincante. Nous préfèrerions, par confort, nous convaincre que tous les hiérarques nazis étaient au courant de l’extermination des Juifs de l’Ouest. Cette nouvelle interprétation est certainement moins confortable ; peut-être plus vraie