Un retour minutieux sur la genèse de la Solution finale.
 

    « …limiter son intérêt à ce qui est édifiant et esthétiquement satisfaisant constituerait le meilleur moyen de préparer des désastres pour l’avenir », écrit Richard Breitman en introduction de son ouvrage   . Comme nombre de chercheurs, le spécialiste d’histoire allemande décide donc de se plonger dans l’analyse d’un acteur majeur du génocide, Heinrich Himmler, afin d’en tirer des « leçons morales et politiques ».

    Le lecteur qui pense trouver dans ce livre une canonique écriture de la vie de Himmler restera entièrement sur sa faim. Le titre, comme le projet dans son ensemble, ne sont qu’un argument pour interroger une question centrale de l’histoire du nazisme depuis trente ans : La Shoah a-t-elle été planifiée ou improvisée ? Cette question apparaît ici dépouillée, presque nue, évidée de centaines et centaines de pages de débat. Himmler semble bien, pour Breitman, être plutôt une porte d’entrée dans ce débat que le sujet principal de son étude. Les déchets de l’histoire du national-socialisme ont pourtant habitué le lecteur à des descriptions psychologisantes des tares d’une véritable galerie des horreurs, d’un Goebbels boiteux à un Göring morphinomane ; il ne manque que les questions fumeuses sur la place de l’homosexualité dans la genèse de l’antisémitisme d’Hitler…

    Point de galerie biographique ici, il n’y aura pas de possibilités de rejeter le mal absolu dans la marginalité, dans l’inexplicable, dans l’altérité, ou pire, dans la responsabilité unique de quelques hommes, car c’est une dissection minutieuse que propose ce livre, celle des catégories de la décision de la Shoah, comme l’analysait, il y a peu, Florent Brayard.


Retour sur un débat

    Un unique chapitre est consacré à la vie de Himmler. Même si Breitman revendique qu’« il n’est de meilleur point de vue pour étudier la Shoah que la vie de Heinrich Himmler »   , celui-ci n’apparaît presque que comme un personnage parmi d’autres, les Heydrich, Hans Franck ou Odilo Globocnik, tous directement concernés par la mise en place de l’extermination de millions de Juifs. L’ouvrage embrasse une chronologie fine, de la nuit de Cristal, le 9 novembre 1938, à la Conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, et décrit les processus de décision et de radicalisation de la « Solution finale du problème juif » au sein des décideurs nazis pendant cette période.

    Durant des décennies, une réponse simple permettait d’expliquer le génocide des Juifs : il était le produit de l’antisémitisme maladif d’Hitler, d’un projet qu’il aurait défini dès 1919. Telle était tout du moins la thèse de certains auteurs comme Lucy Dawidowicz, ou de ceux qui s’intéressent avant tout à une lecture de l’idéologie hitlérienne et nazie, depuis les lignes consacrées au gaz dans Mein Kampf aux diverses « prophéties » que le Führer fulmina, notamment le 1er septembre 1939 au Reichstag. Les mêmes chercheurs – Klaus Hildebrand, Eberhard Jäckel – donnaient une place centrale à Hitler dans la compréhension du nazisme. Cette position fut battue en brèche par des historiens dit « structuralistes », comme Martin Broszat et Hans Mommsen. Ces derniers commencèrent par remettre en cause la toute-puissance d’Hitler dans le système nazi, revalorisant le poids des structures. Inévitablement, cette révision toucha aussi l’étude de la Shoah, en l’interrogeant profondément : et si le génocide avait été une improvisation, et pas un projet de longue date ? La querelle entre « intentionnalistes », d’un côté, et « structuralistes » ou « fonctionnalistes » de l’autre, entre planification et improvisation, aboutit à un débat fructueux qui se transforma avec le temps en une guerre de positions stérile, à la fin des années 1980.

    Richard Breitman fait partie, avec Christopher Browning et Philippe Burrin, de la nouvelle génération d’historiens qui a voulu dégager le débat de son ornière. Au début des années 1990, les trois auteurs ont recentré le débat sur un champ très spécifique : l’analyse minutieuse, microscopique des décisions qui ont mené à la Solution finale. Ce débat dure encore, bien qu’il se soit apaisé en grande partie. Il s’est très vite polarisé autour d’une question : quand l’extermination des Juifs d’Europe a-t-elle été décidé ?

    Un certain nombre de chercheurs, dont Breitman, a opté pour une décision dans le début de l’année 1941, en tout cas avant l’opération Barbarossa, l’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie. D’autres ont résolument ancré ce processus décisionnel dans les mois de l’automne 1941, voire, pour certain, à la Conférence de Wannsee, du 20 janvier 1942. Il est difficile pour le lecteur non spécialiste de s’imaginer les controverses qu’ont pu soulever une hypothèse sur le 12 décembre 1941 ou le 18 décembre 1941, telle note ou mémorandum de Himmler, telle formule ambiguë d’Heydrich ou tel silence, par essence impénétrable à l’historien, d’Hitler. Pourquoi une telle guerre des dates ? Comme le rappelle Breitman dans son introduction, savoir « quand » la décision a été prise, c’est savoir « pourquoi ». A-t-on déclenché l’attaque en URSS dans le but d’éliminer les Juifs ? Ou la Shoah a-t-elle été une conséquence des difficultés rencontrées sur le front Est ? On le voit, dans la question toujours d’actualité entre planification et improvisation, le dosage est parfois une question de minute. Arriver à dire la ou une vérité sur la Shoah revient parfois, pour certains chercheurs, à combler une heure de lacune, un vide abyssal, dans l’agenda professionnel – le Dienstkalender – d’Himmler, par exemple.

    C’est ce à quoi s’essaye Richard Breitman. Chaque chapitre, très dense du point de vue des informations et des notes (qui occupent cent pages de l’ouvrage), résume des périodes succinctes, d’un ou deux mois, décomposant à loisir les processus et les évolutions les plus minimes de chaque hypothèse concernant les Juifs, du plan de déportation à Madagascar à l’utilisation de camion à gaz pour asphyxier les ennemis. En cela, cet ouvrage est un précurseur des débats actuels, un passeur, qui de la génération de Broszat et Hildebrand, à celle de Browning et Brayard, a recentré le débat sur une analyse minutieuse du calendrier des décisions.


Pourquoi si tard ?

    Cette question demeure. Le livre à la belle couverture grise et rose, publié par Calmann-Lévy avec l’aide du Mémorial de la Shoah, pourrait apparaître, pour un lecteur qui sauterait directement à l’introduction, comme des plus récent. Mais voilà dix-huit ans qu’il a été écrit en langue anglaise et il a été traduit en allemand en 1996. Ce livre est donc un livre d’histoire, au sens propre, il est une étape importante d’un débat déjà ancien. Depuis lors, il a été dépassé dans ses résultats par de nombreux ouvrages de qualité.

    Même s’il va au-delà des débats des années 1980, il est encore tout empreint de leur fragrance, lorsque l’auteur écrit : « Se fondant sur les expériences passées, Hitler aurait souhaité profiter de la guerre contre l’Union soviétique pour couvrir les massacres dans l’Est. Il escomptait bien que la guerre mettrait tous les Juifs du continent à sa portée »   . Relents d’intentionnalisme ? L’ouvrage est en demi-teinte, postulant à certains moments que « La Solution finale fut l’expression directe de l’idéologie de Hitler et de son vœu maintes fois formulé, d’exterminer la « race juive »   , à d’autres qu « Il y eut donc à la fois planification de la Solution finale et évolution vers cette Solution… »   . Précurseur du débat sur la chronologie de la décision, il fixe un résultat aujourd’hui démenti, « au début de l’année 1941 »   , qui rend l’ensemble de la démonstration fragile. De plus, il ne manque parfois pas de téléologie, lorsqu’il parle de « …ce qui allait devenir la conférence de Wannsee »   . Il rappelle pourtant, à un détour de lecture, à ceux qui voudraient s’approprier la découverte de la « Shoah par balles » et des Einsatzgruppen, ces temps derniers, que s’il est profitable en terme médiatique de paraître innovant, la recherche historique, elle, s’était déjà emparé de ces sujets dès les années 1980.

    L’ouvrage sert donc un double objectif. Pour l’historien, il est une source à part entière, celle de l’histoire du débat sur la décision du génocide. Le livre de Breitman, si la plupart de ses résultats sont aujourd’hui remis en cause, est un modèle de minutie, le premier à avoir essayé de penser les étapes de radicalisation du « chemin tortueux » (Karl A. Schleunes) qui mène à la Shoah. Chaque argument est porté à sa plus grande précision, chaque hypothèse pesée et réévaluée – trois cent pages résument trois ans d’histoire. Breitman définit cette controverse auquel il prend part comme « un modèle dans le domaine de l’histoire »   . Dans la mesure où cet ouvrage est un classique, on peut tout de même se demander si les spécialistes ne l’ont pas déjà lu dans sa version anglaise ou allemande. Une traduction française est, quoi qu’il en soit, bienvenue.

    Pour le lecteur féru d’histoire, il faudra affronter un enchaînement chronologique parfois fastidieux, rendant compte de chaque évolution dans l’extermination des Juifs, sans pour autant clore l’ouvrage avec une image claire et une réponse unique à la question du processus de décision. Breitman montre avec brio les errances des solutions à apporter au « problème » juif, mais ce n’est que cinq ans plus tard que Ian Kershaw, dans son manuel concernant le nazisme, peut conclure : « L’absence d’un plan d’extermination échafaudé de longue date a fini par être également acceptée par les spécialistes israéliens de l’holocauste »   .

    C’est bien la question de la « longue date » qui pose ici problème, et l’ouvrage de Breitman reste une pierre irremplaçable dans la compréhension du chemin sineux et terrible qui mène aux portes d’Auschwitz

 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.