Un essai ambitieux de philosophie de l'environnement qui ne tient malheureusement pas ses promesses.
L’éthique environnementale a longtemps eu mauvaise presse en France. L’histoire de la réception critique de ce champ de recherche philosophique qui s’est formé en Amérique du Nord dans le courant des années 1970 pourrait se raconter sous la forme d'une chronique des partis pris polémiques et des imprécations tonitruantes à quoi elle s'est malheureusement limitée dans une large mesure au cours des deux dernières décennies. Nous sommes aujourd’hui incontestablement passés à une autre étape de la réception de ce courant philosophique. C’est ainsi que se sont multipliées ces dernières années les publications de qualité portant directement sur l’élucidation des différentes thèses défendues par les théoriciens d’éthique environnementale, ou intégrant des considérations issues de l’éthique environnementale pour l’élaboration d’une problématique originale .
L’essai de Raphaël Mathevet (écologue et géographe, chercheur au CNRS) vise à s’inscrire dans cette lignée de travaux, en proposant à la discussion un nouveau concept – celui de solidarité écologique – autour duquel toute la réflexion s’organise. Disons-le d’emblée : la tentative ne nous paraît pas constituer une réussite, à la fois sous le rapport de l’usage qui est fait des thèses issues du courant d’éthique environnementale (et de celles qui ont été élaborées par d’autres penseurs, auxquelles il est également fait référence dans l’ouvrage) dans la logique desquelles l’auteur n’entre pas assez pour leur restituer leur intelligibilité ; et sous le rapport de la thèse originale qui est défendue, laquelle nous paraît manquer de cohérence interne.
Qui trop embrasse mal étreint
Un regard rapide sur la bibliographie des travaux cités au cours de l’ouvrage inquiète déjà le lecteur , non pas tant en raison de son abondance qu’en raison du caractère très hétéroclite des références. Lorsque les noms de Bruno Latour, d’Arne Naess, de Hans Jonas, d’Aldo Leopold, de Bryan Norton, de Philippe Descola, d’Augustin Berque, de Gaston Bachelard, d’Isabelle Stengers, d’Ulrich Beck, de Léon Bourgeois, de John Dewey, de Michel Serres, d’Elisée Reclus, de Jean-Pierre Dupuy et de Kinji Imanishi se côtoient, force est de s’interroger sur la nature du projet qui est conduit. Soit l’objectif est de présenter pour elles-mêmes les idées avancées par ces différents auteurs, en travaillant à en dégager la signification du point de vue de la philosophie de l’environnement, et dans ce cas il est manifeste que les 206 pages que compte au total l’ouvrage n’y suffiront pas ; soit l’objectif est de réaliser une improbable synthèse entre ces différentes sources, et dans ce cas il faut s’attendre à ce que l’ouvrage n’ait pas de cohérence théorique.
Malheureusement, l’essai de Raphaël Mathevet présente l'un et l'autre défauts. L’information, du moins telle qu’elle est délivrée, est par trop lacunaire et allusive pour que le lecteur puisse comprendre le sens exact des idées avancées par les divers penseurs convoqués. Ainsi en est-il de la tentative de typologie générale des écoles d’éthique environnementale qui ne permet non seulement pas d’y voir clair , mais qui induit même en erreur puisque, à côté du biocentrisme et de l’écocentrisme, l’auteur fait figurer une troisième position baptisée du nom d’anthropocentrisme (selon laquelle "les aspirations et intérêts humains sont principalement instrumentaux ou utilitaires", en sorte que l’homme y est défini comme "la mesure de toute chose"), qu’aucun théoricien d’éthique environnementale n’a jamais défendue – et pour cause : l’éthique environnementale procède tout entière de la critique d’une telle prémisse anthropocentrique.
Des deux premières écoles, justement identifiées comme faisant partie des plus importantes du courant d’éthique environnementale (le biocentrisme et l’écocentrisme), le lecteur n’apprendra que fort peu de choses – pas assez en tout cas pour comprendre de quoi il retourne. Le concept de "valeur intrinsèque" ou de "valeur en soi" est régulièrement mobilisé, ainsi que l’idée selon laquelle les entités du monde naturel possèdent une valeur morale , mais on ne trouvera pas le moindre élément de justification, ni même d’élucidation, de cette thèse qui constitue notoirement la croix de toute éthique environnementale et dont la validation ultime implique, chez la plupart des auteurs concernés, un dispositif théorique fort complexe. Sous la plume de Raphaël Mathevet, le concept de "valeur intrinsèque" semble ne plus avoir qu’une fonction rhétorique : celle d’un simple slogan.
Un traitement analogue est réservé aux thèses défendues par Bruno Latour, Hans Jonas, Arne Naess, Jean-Pierre Dupuy et tant d’autres. De la théorie du "catastrophisme éclairé" – laquelle ne fait sens que dans le cadre d’une métaphysique du temps brillamment développée par Dupuy – il ne reste que son intitulé. La référence à la proposition faite par Bruno Latour d’élargir la communauté des êtres humains pour lui intégrer les non-humains ne dépasse pas le niveau de la simple allusion . L’idée d’une réalisation de Soi (Self-Realisation) avancée par Arne Naess est coupée de la métaphysique du processus et de l’ontologie de la relation caractéristiques de la deep ecology et, du coup, rendue incompréhensible . Il en va ainsi encore du concept de "médiance" d’Augustin Berque , du "principe responsabilité" de Jonas promu penseur du développement durable , etc.
Plus grave encore : alors que l’auteur se réclame expressément de l’écocentrisme, il ne fournit que très peu d’éléments d’information permettant de déterminer la signification de cette position, et se contente de citer la phrase bien connue d’Aldo Leopold selon laquelle toute action dans la nature doit viser à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique , sans faire la moindre référence à J. Baird Callicott, pourtant principal théoricien de l’écocentrisme. Ici encore, une philosophie entière se voit réduite à un slogan.
Inversement, il arrive parfois à l’auteur d’appuyer sa réflexion sur certaines sources sans parvenir à les identifier. C’est ainsi que pas un seul mot n’est dit de Holmes Rolston, dont les idées sont pourtant mises à profit silencieusement puisque référence est faite à la thèse de la "valeur systémique" des écosystèmes .
De la solidarité écologique au contrat naturel
Si le solidarisme de Léon Bourgeois fait quelque peu exception dans ce tableau, en ce sens où les idées du penseur socialiste font l’objet d’une présentation plus détaillée qu’à l’accoutumée , l’articulation de cette doctrine à la théorie du contrat social de Michel Serres , dans le prolongement de laquelle s’inscrit évidemment l’idée-clé de "solidarité écologique", ne fait pas l’objet d’une élucidation satisfaisante. Qu’est-ce qu’une solidarité unilatérale ? En quel sens peut-on dire que les créatures du monde naturel sont solidaires du destin de l’humanité ? Comment peut-on passer contrat avec une entité abstraite telle que la "nature" ? Qu’est-ce qui recommande à l’usage le concept de solidarité, dont la signification est clairement normative, en lieu et place du concept d’interdépendance fonctionnelle qui semblerait remplir le même emploi de manière plus rigoureuse ?
Raphaël Mathevet affronte certes ce problème, mais il ne nous paraît pas le résoudre de manière intelligible. La tentative par laquelle il s’efforce de dissocier le concept de solidarité de celui de réciprocité fait appel tacitement à la doctrine lévinassienne de l’asymétrie éthique et du décentrement de soi , à la thèse derridienne de l’hospitalité inconditionnelle , à l’idée rousseauiste et schopenhauerienne d’une empathie et d’une pitié naturelle pour la souffrance quel que puisse être le sujet qui la subit , et reprend même à son compte la proposition humienne d’une sympathie qui aurait pour objet le collectif en tant que tel , à laquelle il donne un improbable prolongement en la renvoyant à la philia aristotélicienne . L’auteur, on le voit, fait feu de tout bois, dans la plus grande confusion…
La distinction qu’il esquisse entre trois types de solidarité (la solidarité de fait, c’est-à-dire l’interdépendance ces composantes de la communauté biotique ; la solidarité morale, elle-même pensée sous l’intitulé général de la "dette écologique", résultant du fait que nous sommes débiteurs lorsque nous contribuons à la destruction du vivant ici ou là, aujourd’hui ou demain ; la solidarité juridico-politique – soit : le contrat naturel – devant fixer les limites de l’action humaine dans la nature, le sens des droits et des devoirs : voir p. 90.)) ne permet pas de comprendre comment le même mot peut servir à penser des relations essentiellement différentes, comment l’on peut passer de l’être au devoir-être et des faits aux valeurs.
Ethique et politique de la biosphère
L’essai de Raphaël Mathevet entreprend d’élaborer une éthique et une politique écologiques d’un genre nouveau, auxquelles il donne le nom d’éthique et de politique de la biosphère. Le choix du mot laisse en lui-même songeur si l’on veut bien se rappeler que l’auteur se réclame avec instance de l’écocentrisme d’Aldo Léopold, dans le cadre duquel les composantes abiotiques du milieu naturel et des ensembles tels que des écosystèmes exigent non seulement d’être pris en considération, mais jouissent même d‘une certaine priorité en tant qu’ils déterminent les conditions fondamentales de l’intégrité et de la stabilité des communautés biotiques.
Mais, de la même manière que le concept de solidarité n’est en fait qu’un mot-valise, ainsi que le reconnaît volontiers l’auteur , de même l’idée d’une éthique de la biosphère ne renvoie à aucune doctrine précise. Par on ne sait que miracle, toutes les différences les plus significatives – et les plus irréductibles – entre les différentes écoles d’éthique environnementale et celles qui, de l’extérieur, les contestent ou développent des théories qui leur sont étrangères, sont censées s’évanouir : écocentrisme, biocentrisme, pragmatisme écologique, deep ecology, etc., sont censées se rejoindre en ce point focal lumineux qu’est l’éthique de la biosphère. A l’heure de la grande réconciliation, dont même un Hegel n’aurait osé rêver, fusionnent les messages d’Aldo Leopold, de Hans Jonas et d’Arne Naess dans le désordre le plus total : " Notre action est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté du vivant et que ses effets sur les solidarités écologiques sont compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine dans la biosphère, c’est-à-dire favorisent la réalisation de soi dans le respect des autres humains et non-humains" . Comprenne qui peut.
Quant à la politique de la biosphère, elle se présente, en tout état de cause, comme beaucoup trop programmatique pour recevoir un sens bien défini. Il y est question pêle-mêle de justice environnementale, de politiques d’aménagement du territoire, de délocalisation des industries lourdes, des rapports Nord/Sud, etc. Ici encore, l’auteur veut trop embrasser, et peine à convaincre son lecteur que l’idée de solidarité écologique puisse être tenue pour la clé universelle des problèmes sociaux et politiques qu’il évoque, et dont la complexité est insuffisamment élucidée dans les quelques pages qu'il leur consacre.
A refuser de faire des choix théoriques, de trancher entre les différentes options intellectuelles qui s’offrent à la pensée, d’effectuer les distinctions nécessaires, de diviser les difficultés en autant de parcelles qu’il se pourrait (comme le recommandait la méthode cartésienne) et de traiter séparément des problèmes essentiellement différents, Raphaël Mathevet livre un essai confus dont il y a fort à craindre qu’il ne puisse pas nourrir le travail de réflexion des philosophes de l’environnement.