Une biographie magistrale du plus énigmatique des compositeurs français.

Quel est le compositeur français le plus joué dans le monde ? Dont l'œuvre, 74 ans après sa mort, n'a jamais subi la moindre éclipse dans la faveur du public ? Dont on joue à peu près tout – opéras, musique symphonique, musique de chambre, musique instrumentale, mélodies – et dont trois ou quatre œuvres sont parmi les plus fréquemment exécutées du répertoire mondial, qu'aucun orchestre symphonique ne peut se permettre d'ignorer ? C'est évidemment Ravel – devant Debussy (dont on ne joue pas tout), Berlioz, Poulenc et Saint-Saëns. Toutefois, cette stature immense recouvre un paradoxe, que Charles Rosen a bien mis en lumière dans sa recension du livre dont il est ici question   : bien que l'œuvre de Maurice Ravel (1875-1937) soit exactement contemporaine du triomphe de la modernité dans les arts – contemporaine de Kandinsky, de Picasso, de Schoenberg, de Stravinsky –, il n'est pas évident de définir en quoi consiste la modernité de Ravel. Comme le dit Rosen, avec sa perspicacité coutumière, ce n'est pas une question de qualité musicale – en tant qu'orchestrateur comme en tant qu'harmoniste,  Ravel est l'un des compositeurs les plus admirés de son siècle, et personne n'oserait le taxer d'amateurisme, reproche dont Berlioz a longtemps souffert – mais de statut dans l'histoire de la musique. Ses références personnelles ne vont pas toutes dans le même sens : s'il admirait Schoenberg, Stravinsky, et Debussy (tout en exprimant des réserves sur les œuvres de la toute dernière manière), s'il trouvait des mérites à Satie (qui a eu pour lui des paroles aussi cruelles qu'injustes), il n'hésitait pas à reconnaître sa dette envers Gounod, Massenet et Saint-Saëns, préférait Meyerbeer à Wagner (en tant qu'orchestrateur en tout cas) et Mendelssohn à Schumann, n'était pas un inconditionnel de Franck et n'aimait guère Beethoven. S'il a eu des modèles, outre Debussy et Fauré, il faudrait citer Mozart (référence constante), Liszt et Chabrier. Ces trois derniers ne sont pas a priori les références d'un moderniste.

Et pourtant, qui, en 2011, aurait l'effronterie de soutenir que Ravel était en retard sur son époque ? Lui qui était tout sauf réactionnaire en politique – lecteur du Populaire, proche de Léon Blum, chagriné jusqu'à la dépression (nous rappelle Nichols) par l'exécution de l'anarchiste Liabeuf en 1910 – ne l'était pas davantage en musique. Derrière l'horloger suisse, comme le caractérisait Stravinsky, peut-être non sans une pointe d'envie, il y avait chez lui ce que Vladimir Jankélévitch, cité avec approbation par Nichols, appelle “un côté insurrectionnel” que ses cinq échecs au concours du Prix de Rome – le dernier étant peut-être dû, nous explique Nichols, à une provocation délibérée de sa part – n'ont pas été sans conforter. Mais s'il était capable d'un langage musical d'avant-garde, comme le montrent lesTrois Poèmes de Stéphane Mallarmé (1913-1914) et les Chansons madécasses (1925-1926), Ravel était capable aussi d'un classicisme sans complexe comme dans le mouvement lent du Concerto en sol ou les rigaudons et pavanes que lui reprochait sévèrement (sans le nommer, mais la cible était claire) Olivier Messiaen, lequel, devenu influent professeur de composition, a par la suite pris soin de protéger de tout  “ravélisme” la musique française de l'après-guerre.

Éclectique, anticonformiste, passionnément attaché à la forme mais aussi peu académique que possible, loin de toute école et de toute idéologie, soucieux de se renouveler constamment mais méfiant envers l'innovation pour l'innovation, Ravel serait-il, plutôt qu'un moderne, un post-moderne ? Bien que lui-même, irrité de voir Debussy qualifié de compositeur “impressionniste” (qualificatif qui lui a été de même – absurdement – appliqué), ait mis en garde contre ce genre de rapprochement abusif d'un art à l'autre, son œuvre pourrait faire songer à celle d'un artiste comme Gerhard Richter, rebelle à toute identification à un style particulier. Boléro, qui évoque les “gags” musicaux d'un Satie, voire d'un John Cage, tout en ayant eu un succès commercial sans aucune proportion avec ces derniers, n'est-il pas un exemple de “coup” post-moderne avant la lettre, comme l'entend Lyotard ?

Il y a en tout cas un mystère Ravel, que ses biographes ont tous plus ou moins tenté d'élucider, et qu'interroge à son tour Roger Nichols. Ce dernier se garde du reste bien de nous imposer des réponses, préférant donner le plus d'éléments possible à notre réflexion. Il ne prend donc pas parti, et on ne lui donnera pas tort, sur la question controversée de la sexualité du compositeur : Ravel était-il hétérosexuel, homosexuel, bisexuel, asexuel ? Rien, conclut Nichols, ne nous permet de trancher. Une chose est sûre : sa mère, fille illégitime d'une poissonnière de Ciboure, a été le grand attachement de toute son existence et sa mort, en janvier 1917, a créé dans sa vie un vide dont il ne s'est jamais remis. Dans l'analyse subtile et pénétrante qu'il consacre à L'Enfant et les sortilèges (1925), miraculeuse rencontre de deux grands “originaux” du vingtième siècle, Colette et Ravel, Nichols suggère qu'une lecture psychanalytique – du livret, à l'élaboration duquel Ravel a pris part, mais aussi de la musique – se révèle enrichissante. Faut-il, comme il le propose discrètement, rapprocher l'intervalle de quarte descendante auquel est associé le mot “maman” du même intervalle entendu au début de la Sonatine (1905) ? D'autres pistes potentiellement autorévélatrices sont évoquées : la mélodie “L'Indifférent” qui clôt le cycle Schéhérazade (1904), traditionnellement chanté par une voix de femme alors qu'aucune indication ne le prescrit, et où il est question d'un adolescent à l'allure féminine sourd aux avances d'un admirateur dont le sexe n'est pas précisé ; ou bien Gonzalve, le poète de L'Heure espagnole (1911), ardent et lyrique mais impuissant, et qui finit par trouver une consolation dans l'enfermement et la solitude...

Si la mort de Ravel, en décembre 1937, semble liée directement à l'intervention chirurgicale tentée sans succès pour enrayer la maladie cérébrale dont il avait commencé à ressentir les atteintes en 1932, la nature exacte de cette maladie est encore un mystère qui continue d'alimenter la littérature médicale : la dernière section de la bibliographie en fin de volume, qui lui est consacrée, ne comporte pas moins de 31 entrées.

Ayant fui les honneurs en France de son vivant – ni Légion d'honneur, ni Institut –, Ravel n'était pas insensible à la gloire dont il jouissait dans les autres pays : membre associé de l'Académie des Beaux-Arts de Belgique en 1925, docteur honoris causa à Oxford en 1928, il a fait la même année en Amérique une tournée triomphale qui, malgré son ignorance totale de l'anglais, semble avoir été un épisode particulièrement heureux de son existence. Cette popularité de Ravel dans le monde anglophone s'est traduite, sur le plan scientifique, par une grande vitalité des études ravéliennes en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Roger Nichols est l'un des plus remarquables spécialistes britanniques de la musique française du vingtième siècle et de Ravel en particulier, dont il a édité un grand nombre d'œuvres et auquel il avait consacré un premier ouvrage remontant à 1977. Sa biographie, richement et méticuleusement documentée, est un modèle de précision et de rigueur et les analyses musicales qu'elle contient sont d'une finesse et d'une clarté magistrales. Toute personne qui s'intéresse à la musique française – et à la musique tout court – mettra une place d'honneur à ce livre dans sa bibliothèque, aux côtés du Lully de Jérôme de La Gorce, du Gounod de Gérard Condé et du César Franck de Joël-Marie Fauquet, pour citer trois exemples qui viennent immédiatement en tête.

Dans son chapitre de conclusion, intitulé “L'horloger et le pirate”, Roger Nichols finit par renoncer, comme en désespoir de cause, à tenter de caractériser Ravel. Tel Scarbo, le démon d'Aloysius Bertrand qui a inspiré le troisième morceau de la suite pour piano Gaspard de la nuit (1909), d'une difficulté d'exécution si redoutable, il nous échappe toujours. À ceux qui, comme Robert Craft écrivant en 1975 dans la New York Review of Books, lui reprochent une sorte d'immaturité émotionnelle (reproche qu'on a parfois, et tout aussi injustement, fait à Mozart, et qui de toute manière ne saurait s'appliquer que de façon partielle à leur œuvre), il répond avec pertinence en citant l'essai de Schiller “Sur la poésie naïve et sentimentale”, où le poète allemand invite l'adulte à contempler l'enfance, non du point de vue supérieur d'une prétendue perfection, mais de celui de notre imperfection même, et par là à savoir ressentir une émotion faite non pas tant de nostalgie que de mélancolie mêlée d'émerveillement devant la promesse d'idéal que représente l'enfance. On ne saurait mieux caractériser l'affect produit par ces moments de grâce comme les jardins féériques de Ma Mère l'Oye et de L'Enfant et les sortilèges, où, pour paraphraser, cette fois, Baudelaire, la musique parle à l'âme de celui qui sait l'entendre “sa douce langue natale”