Ce numéro spécial de la NRF explore les écritures du “je” dans toute leur complexité, en donnant la parole aux universitaires mais aussi aux écrivains qui font la littérature d’aujourd’hui.

Le débat sur l’écriture de soi est souvent réduit à se situer de part et d’autre d’une frontière qui sépare les défenseurs et les détracteurs de toute littérature autobiographique. Or, comme le rappelle Philippe Forest dans l’avant-propos de ce numéro spécial de la NRF, l’écriture de soi est un vaste champ où fleurissent autobiographies, journaux intimes, autofictions, romans autobiographiques “et des milliers de manières de raconter”   le “je”.

Actuellement, l’autofiction occupe une large place au cœur de ce champ, même si le genre n’est pas encore défini de manière consensuelle ou que nombre d’écrivains émettent des réserves à son égard. Il y a donc lieu “de reprendre aujourd’hui la question en ne se limitant pas aux œuvres les plus souvent citées et en l’approchant de manières plus diverses, plus larges, plus ouvertes”   comme se propose de le faire le présent numéro.

Les théoriciens se sont accordés pour faire naître l’autobiographie avec Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau mais chaque écrivain qui dit “je”, comme on le voit ici, invente sa propre généalogie, se dote des “devanciers qui lui vont et qui lui permettront de fonder, de justifier, d’illustrer sa propre et très singulière pratique de l’écriture personnelle”   . L’autofiction, quant à elle, est apparue dès les années 1970 “d’auteurs eux-mêmes issus des grandes avant-gardes littéraires du XXe siècle […] et qui, loin de se renier, entreprirent de poursuivre du côté de l’écriture personnelle l’entreprise proprement expérimentale dans laquelle ils s’étaient engagés”   . C’est à ce titre, d’ailleurs, qu’elle constitue selon Philippe Forest un prolongement de la modernité littéraire.

Les dix-neuf contributions du volume révèlent donc que l’autofiction est en même temps l’expression d’un “nouveau réalisme”   subjectif, un “laboratoire”   où s’expérimentent le rapport du vécu et de la fiction, du “je” et du “moi” – c’est-à-dire de l’altérité intrinsèque propre à chacun –, où s’exerce aussi la “mutation du sujet”   et même parfois, paradoxalement, le dessaisissement de soi.

Parmi elles, on retiendra particulièrement l’entretien de Serge Doubrovsky avec Isabelle Grell où le créateur du néologisme redéfinit l’autofiction comme un “récit dont la matière est entièrement autobiographique, la manière entièrement fictionnelle”   en précisant que le “fictionnel n’est jamais un pur fictif” et que “les références sont toujours exactes”   . La différence avec l’autobiographie se situe selon lui dans l’écriture qui tente de dire la brisure du moi, sa fracture, son incapacité à se ressaisir de manière harmonieuse là où l’autobiographie s’efforce de “combler cette faille ouverte par le temps”   .

Dans “Architectures du singulier”, Claude Burgelin tord le cou à l’idée reçue que la littérature autobiographique serait un des symptômes de la crise que traverserait la littérature française. Bien au contraire, nous dit le critique, les écritures du “je” sont “depuis près d’un demi-siècle un laboratoire de la littérature, d’où surgissent des formes inattendues, des découpes originales, des histoires fortes”   ainsi que l’illustrent des écrivains tels que Serge Doubrovsky, Georges Perec, Hubert Lucot ou Jacques Roubaud. Ces écritures que l’on accuse parfois de tous les maux, dont celui de miner et de scléroser la littérature d’invention, dessine au contraire “un paysage tout en perspectives inédites qui, par là, donnent des contours neufs aux notions mêmes d’identité et de vérité”   .

L’article de Jean-Louis Jeannelle, “D’une gêne persistante à l’égard de l’autofiction”, souligne dans un premier temps l’incapacité des théoriciens à se mettre d’accord sur une définition commune du genre. “Autonarration”, “roman autobiographique contemporain” sont autant de termes qui ont tenté ces derniers temps de se substituer au mot autofiction car l’écriture de soi est historiquement propice aux “conflits de voisinage”   . Il s’agit alors pour le critique de s’interroger sur la disproportion entre l’“investissement polémique” autour du genre et le “rendement conceptuel”   pour en venir à proposer de “sortir des polémiques nées de la notion d’autofiction, dont nous ne pouvons attendre qu’une confusion accrue […] pour la réinscrire dans l’histoire longue et complexe des manières dont les écrivains ont eux-mêmes tenté de biaiser le pacte que l’on attendait d’eux”   .

À côté de ces contributions plutôt axées sur la théorie de l’écriture du “moi”, on lira, entre beaucoup d’autres toutes aussi intéressantes, les interventions d’écrivains tels que Christine Angot qui révèle sa défiance à l’égard de l’autofiction alors que la critique la classe généralement dans cette “case”, Stéphane Audeguy qui dresse un portrait plutôt à charge de ces écritures dans la mesure où, selon lui, “l’autobiographie se condamne à d’innombrables complaisances”   . Camille Laurens précise que son travail autofictionnel “concerne […] les représentations du moi, l’impossibilité d’en donner une image fixe et ‘authentique’”   , n’engage pas seulement le “je” mais aussi l’autre, le lecteur dans l’“aventure littéraire et humaine”   et n’est pas l’expression d’un narcissisme mais d’une subjectivité. Catherine Millet déclare, quant à elle, que l’écriture autobiographique est l’occasion, non pas de s’extérioriser mais “de mesurer l’écho que la réalité extérieure peut avoir en [elle]”   .

Au-delà des clichés, des poncifs souvent ressassés, ce numéro de la NRF interroge justement la littérature du “je”, explore sa richesse, ses différences en donnant la parole aux universitaires mais aussi et surtout aux écrivains qui font la littérature française d’aujourd’hui. Et ce qu’ils nous disent, finalement, c’est qu’il n’y a de “je” que multiples et de “moi” qu’insondables. De quoi penser alors que leur exploration est loin d’être terminée.