Une remarquable synthèse, à travers la poursuite du mythe de l’El Dorado et de ses dérivés, d’une bonne part de l’histoire de l’Amérique, entre les XVIe et XXe siècles.

Voici un livre de bon aloi qui offre au lecteur, averti ou non, un récit captivant. On pourrait dire que l’auteur, le professeur de civilisation hispano-américaine Bernard Lavallé, a trouvé le bon filon à travers le mythe du " lointain doré " qui lui permet de tisser, à partir de nombreuses références historiographiques, une certaine histoire politique et économique des Amériques, depuis le Cône Sud au Grand Nord.

Le livre compte onze chapitres agencés de façon chronologique : il s’agit d’abord d’évoquer la passion des Européens pour l’or aux temps précolombiens et médiévaux, puis de suivre, en partant des Antilles, l’évolution de la colonisation au long de trois siècles d’exploitation essentiellement minière en Amérique ibérique. Elle s’accompagne de l’émergence d’une économie de l’argent, avec les découvertes des mines andines, et de la passion des diamants, avec l’exploitation des mines du Distrito diamantino du Brésil au XVIIIe siècle. Enfin, l’auteur entreprend de lier à cette interminable quête la fameuse ruée vers l’or, vers l’Ouest des Etats-Unis, à partir de 1848, sans oublier " l’or au pays du Grand Silence blanc ", le Klondike, jusqu’au tout début du XXe siècle. Il convient de signaler la reproduction de vingt-sept illustrations, dont cinq cartes et un diagramme de la production de l’or au XVIIIe siècle. En outre, tout au long des chapitres concernant l’Amérique hispanique, Bernard Lavallé se réfère volontiers aux travaux de Michel Morineau, historien de l’économie, qui par ses études des gazettes hollandaises permit de mettre au jour l’importance des détournements des produits venus d’outre-mer et d’interroger les conclusions historiographiques tirées de l’exploitations des archives fiscales, notamment celles d’ Earl Hamilton   .

L’auteur est un connaisseur de la documentation coloniale hispano-américaine, de laquelle il tire la matière de son propos. Outre son importante thèse de doctorat d’État, il y a presque trente ans, consacrée à l’apparition de la conscience créole dans le vice-royaume du Pérou aux XVIe et XVIIe siècles, on peut citer parmi ses ouvrages récents un travail paru en espagnol sur les luttes entre caciques dans la vice-royauté du Pérou au XVIIIe siècle et une riche biographie du conquistador Francisco Pizarro qui permettait de décrire les dispositifs de la colonisation au XVIe siècle et les luttes sociales qu’elle engendrait  

Parcourant les écrits et témoignages de Bartolomé de las Casas, Christophe Colomb, Bernal Diaz del Castillo ou Pedro Cieza de Léon, ainsi qu’une partie de l’historiographie des vice-royaumes du Pérou et de Nouvelle-Espagne, B. Lavallé offre, dans les chapitres centraux de l’ouvrage présenté ici, une description complète du mode de fonctionnement de l’administration coloniale espagnole, en grande partie tournée vers l’exploitation des mines aurifères et argentifères. La découverte du Cerro Rico du Potosi, sur les terres de l’actuelle Bolivie, fait en effet du minerai d’argent le " nouveau protagoniste de l’histoire américaine ", à la suite de l’or, et dont l’historiographie a montré par ailleurs toute la cruauté   . C’est ainsi vers le " monde de la mine " et l’administration d’une partie des finances coloniales des Andes au Mexique, que la plume de B. Lavallé parvient à nous entraîner, en confiant de nombreux détails. Les espaces économiques et politiques se dessinent en même temps que l’ampleur de l’exploitation et de la circulation des métaux et des hommes et de leurs familles entre les villes minières. Cette ampleur transforme la vie sociale de centaines de milliers de personnes. Ce bouleversement se répercute partout, dès la fin du XVIe siècle, dans un long mouvement que l’auteur qualifie, dans le titre de son septième chapitre en forme de clin d’œil aux travaux de Serge Gruzinski, de " ‘Siècle d’or’ mondialisé de l’argent d’Amérique " et qui dure jusqu’à la fin du XVIIe siècle, avec la découverte de nouveaux gisements.

Le tournant du XVIIIe siècle, marqué par le changement monarchique espagnol et la mise en œuvre des réformes de l’État, permet à B. Lavallé de décrire l’évolution de l’administration des mines du point de vue d’une histoire plus financière et commerciale  que sociale. Il rend compte en particulier du rôle de l’État, en prenant notamment appui sur les travaux bien connus de David Brading pour le Mexique et de Scarlett O’Phelan, entre autres, pour le Pérou, jusqu’à ce que les guerres d’Indépendance apportent un sévère ralentissement à l’exploitation des métaux précieux.

Les deux derniers chapitres sont consacrés à la ruée vers l’or de Californie, à partir de 1848, et à l’exploration du Grand Nord à la fin du XIXe siècle, avec l’ascension du Chilkoot Pass reconstituée par Charles Chaplin dans son célèbre film La ruée vers l’or (1925). L’auteur se repose sur d’autres travaux d’historiens, comme ceux d’Annick Foucrier, pour décrire la " migration planétaire " qui eut pour destination le " Golden State ". B. Lavallé mentionne aussi les migrants venus d’Australie et de Nouvelle-Zélande, les Forty-Niners engagés dans une ruée vers l’est à travers le Pacifique, qui vinrent grossir les rangs des quelque 400 000 personnes attirées par l’idée vivace que la richesse est à portée de main en Californie   . On découvre alors l’importance de la circulation des nouvelles, qui se répandent comme une traînée de poudre et déclenchent un mouvement aussi soudain que massif, la ruée, alimenté par le mythe d’origine, dont Jason et les Argonautes font figure de proue.

On se demande lequel, de l’Europe ou de l’Amérique, rêvait le plus de " l’or lointain ", entendu comme une promesse de richesse aux reflets brillants. L’apparition du mythe de l’Eldorado, et sa continuelle résurgence pendant cinq siècles parmi les populations européennes d’Amérique et les populations américaines, semblent attachées à un désir profondément européen. Dans l’introduction, B. Lavallé ancre en effet la recherche de l’or dans le passé mythologique européen, dont l’origine se situerait dans " la fascination éprouvée par les Grecs à l’égard de l’or lointain des Scythes tant redoutés (…) ". De sorte que, par-delà les nombreuses explications sur le fonctionnement de l’économie d’Ancien Régime qui en reflètent la complexité, le récit de B. Lavallé suit une sorte de linéarité : les colonisateurs paraissent chercher toujours plus loin les richesses perdues et, donc, toujours promises. Serait-ce là le mystère de l’attirance exercée par le mythe : non pas l’or véritable mais la promesse de l’or ?

Le mythe de l’Eldorado passe ainsi pour une sorte d’obsession rassurante. L’Amérique " devenait le continent capable de concrétiser tous les possibles ". Nous y voyons là une réfence à la thèse défendue par B. Lavallé dans la plupart de ses recherches et qu’un recueil d’articles non traduit en français présentait fort à propos : " les promesses ambiguës "   . Et ce sont ces mêmes promesses antiques qui tiennent le lecteur en éveil, tout au long d’un ouvrage qui mérite bien sa place dans une bibliothèque.