Le Centre national du livre organisait hier, une journée autour de l’œuvre de Pierre Nora. En quatre tables-rondes, c’est l’ensemble des facettes de l’intellectuel qui ont été évoquées et débattues, de son métier d’historien, à celui d’éditeur, de Gallimard au Débat, en passant par son être au monde " d’historien citoyen ". Au vu des intervenants, pour bon nombre collègues et amis de l’invité d’honneur, une série d’éloge " à bout portant " (Jacques Julliard) était à craindre. Pourtant, sauf exception, c’est en tant que symbole d’une époque, que Pierre Nora, " l’homme des institutions, en train de devenir l’institution "(J. Julliard) a été célébrée, ce qui a permis d’ouvrir la voie à des discussions fécondes, quoi que bien souvent teintées de  " mélancolie " (C. Prochasson).

Retraçant chronologiquement la trajectoire de P. Nora, c’est avec la question de l’histoire au présent que la journée a débuté. François Dosse, Krzystof Pomian, Jean-François Sirinelli et Olivier Wieviorka sont ainsi revenus sur ce " moment Nora " qui marque un tournant dans l’historiographie française, moment de crise au cours duquel les conceptions du XIXème siècle, âge d’or de l’histoire, sont remises en question. Le mythe d’une histoire téléologique orientée vers le progrès et celui d’un historien passeur entre le passé et le futur, disparaissent pour laisser la place à une " histoire au second degré " (F. Dosse), plurielle et réflexive. Avec l’avènement de l’histoire du temps présent, ce n’est pas seulement un nouveau terrain de recherche, autrefois abandonné aux journalistes et aux sociologues, qui s’ouvre, mais un nouveau paradigme qui s’impose. Cette histoire suppose en effet un " nouveau regard " permettant de réactualiser le passé, à l’intérieur du présent, et d’interroger la notion d’événement pour la dégager de tout fatalisme. La discipline historique s’historicise pour répondre aux questions de son temps, celle de la demande sociale des porteurs de mémoire, celle de la difficulté à écrire, encore, des grands romans nationaux, celle, enfin, de la " crise de l’avenir " (K. Pomian) qui émerge dans les années 1980 autour, notamment, des préoccupations écologiques.

Le " moment Nora ", c’est également la période glorieuse des sciences humaines, définitivement perdue pour le directeur de la collection la Bibliothèque des Sciences Humaines de Gallimard. Intervenant de la salle, ce dernier, secondé par Michel Crepu a livré un constat amer quant à la déliquescence de ce secteur éditorial, symptôme de la crise culturelle vécue par notre société qui " manque d’idée, manque de style et manque de public " (P. Nora). Les éditeurs intervenant au cours de la seconde séance, tant Teresa Cremisi que François Gèze ou Eric Vigne, ont néanmoins nuancé ces propos. Ils préfèrent ainsi parler d’évolutions plutôt que de crise   . En effet, le lectorat des livres d’idées n’a pas disparu, il s’est fragmenté. Si les étudiants achètent moins de livres, des " niches " très spécialisées de savoir ont réussi à trouver un public. D’autre part, les ouvrages collectifs se sont généralisés, signe d’un tournant dans le partage du savoir – la figure du maître délivrant son enseignement devant un parterre de fidèles a été remplacée par celle de la conférence où discutent plusieurs intervenants – et du succès de l’interdisciplinarité. Appelant à " vivre joyeusement notre époque et à ne plus se perdre dans la nostalgie d’un âge d’or ", Eric Vigne a partagé avec ses collègues une réflexion sur les nouvelles politiques qu’ils ont mises en place, eux qui entendent désormais jouer sur les " deux claviers ", en développant tant l’offre numérique, que l’offre papier, à travers un travail de collection souple, mêlant essais savants et vulgarisations.

Une oscillation identique, entre regrets de la grande époque et espoirs d’adaptation au monde contemporain, a marqué les débats quant au présent et à l’avenir des revues généralistes, objet de la troisième rencontre. Michel Crépu, Claude Lanzmann, Philippe Roger, Jean-Louis Schlegel et Michel Surya, ont évoqué leur travail de directeur de publication, à l’heure du " rétrécissement des curiosités ", de la mort des idéologies et de la disparition concomitante des combats intellectuels menés par les revues. Ils ont insisté sur la spécificité française que représente cet objet éditorial, héritage des désirs encyclopédiques des Lumières, pris en tenaille entre l’espace médiatique et la bureaucratie universitaire ; avant de faire état du paradoxe qui existe entre la place dérisoire de ces publication sur le marché   et son importance centrale dans la vie des idées,   en tant que " laboratoire ", où apparaissent de nouveaux sujets de recherche et où de jeunes auteurs exercent leur plume. Jean-Louis Schlegel s’est alors détaché des propos convenus de ces collègues pour tenter d’apporter une analyse de ce phénomène. Il a ainsi expliqué le déclin du lectorat par l’anémie du débat public porté par les revues, à la suite du déclin de l’engagement intellectuel. Enfin, les intervenants ont achevé leur discussion autour de la question du numérique qui s’offre pour eux comme un défi, avec le passage de la logique de l’offre à celle de la demande, mais également comme une opportunité puisque, la numérisation des anciens numéros, " rallume " indéniablement toute l’émulation intellectuelle (M. Crépu).

Les derniers intervenants se sont attachés à interroger, à partir du titre du dernier ouvrage de P. Nora, Historien publicles modes d’interventions des historiens dans la cité. Jacques Julliard, Marc Ferro et Jean-Noël Jeanneney ont partagé leur expérience en établissant, chaque fois qu’il l’était possible, des parallèles entre leur histoire et celle de Pierre Nora, lui qui fut décrit comme ayant le plus parfaitement incarné ce rôle d’intermédiaire entre la discipline universitaire et le grand public. Christophe Prochasson s’est décalé quant à lui de ces édifications, en tentant d’établir une typologie des historiens. Il y aurait ainsi l’historien engagé, souvent critiqué pour s’associer au débat idéologique auquel il soumettrait les méthodes scientifiques de sa discipline ; l’historien civique, prenant part à la controverse intellectuelle par le biais des controverses internes à son champ universitaire, et bien sûr, pour revenir à notre Pierre Nora et boucler la boucle, l’historien public, interface entre la corporation des historiens et l'espace public