Un livre sous forme d'entretiens qui tend à revaloriser le statut des images de Dieu dans l'histoire du christianisme.

 


     Les images entretiennent bien souvent avec les traditions religieuses un rapport complexe, notamment avec celles des trois monothéismes. Peu prisées des monothéismes abrahamiques, elles sont comme exaltées par la tradition chrétienne. C’est précisément cette particularité que se propose d’explorer le livre intitulé La pensée des images. L’ouvrage se décline  sous forme d’entretiens qui se sont déroulés entre François Boespflug, théologien spécialiste des images religieuses    et Bérénice Levet, philosophe, collaboratrice aux revues Esprit et Commentaire. Huit chapitres guident la réflexion autour d’une thématique principale : les images de Dieu dans le christianisme participent-elles de la spécificité du christianisme ? Contribuent-elles à définir en partie son identité ou du moins son histoire?

   L’intérêt que porte François Boespflug aux images religieuses remonte à la fin des années 70. A la suite de la lecture du livre de Léonide Ouspensky, La théologie de l’icône dans l’Eglise orthodoxe, il observe que les chrétiens d’Orient possèdent par rapport à la représentation de Dieu dans l’art " une doctrine et une pratique anciennes " qui semblent trancher singulièrement avec les pratiques plus libres des arts d’inspiration chrétienne occidentaux. Cette réflexion initiale le conduira ainsi à interroger sans relâche les représentations de Dieu dans l’art occidental chrétien, et plus particulièrement les images figurant la Trinité. A la définition de l'homme comme animal industrieux (homo faber), animal religieux (homo religiosus), animal doué de raison (homo sapiens), le théologien semble en effet préférer  celle suggérée par certains anthropologues, comme Ian Hacking et Jack Goody : homo depictor, autrement dit le "producteur d'images". 
 

Qu’est-ce qu’une image de Dieu ?

 

   Dans un intéressant chapitre intitulé " Les images de Dieu dans l’art, impensables et innombrables ", Boespflug définit l’image de Dieu comme " produit de l’imagination ". Les hommes du Moyen Age ont par exemple " projeté sur  la figure de Dieu ce qu’ils connaissaient et vivaient du rapport du suzerain à son vassal. " Ce type d'image excède donc le seul support matériel pour témoigner davantage de la façon dont on s’est représenté Dieu. Elle se trouve ainsi imprégnée d’une forte charge idéologique. Boespflug souligne aussi le décalage existant entre le dogme trinitaire forgé par les Pères de l’Eglise au IVe siècle et l’apparition des images de la Trinité entre les Xe et XIIe siècles. Le christianisme a mis en réalité quatre siècles à comprendre que " le dogme de l’Incarnation le libérait, au moins partiellement, de l’interdiction du Décalogue." Les Pères de l’Eglise ont eu  d’ailleurs tendance  à interpréter les images cultuelles de la divinité comme une rechute dans une conception païenne de Dieu.

   Comprenons que l’image de Dieu n’est jamais une pure représentation iconographique mais qu’elle pose toujours des problèmes de représentation idéologiques ou doctrinaux. Si l’on considère ainsi les images de la Trinité, elles posent de réels problèmes théologiques. Que Dieu, s’étant incarné en son Fils, puisse être représenté ne constitue pas un obstacle théorique eu égard au dogme chrétien défini notamment au concile de Nicée en 325. Il en va tout autrement du Père et de l’Esprit saint, puisqu’eux n’ont pas connu l’Incarnation. De ce point de vue, nous dit le théologien, " la plupart des images de la Trinité dans l’art sont foncièrement discutables et fautives. " On comprend ici aisément le problème qui affleure et qui est propre à l’image de Dieu : cette image peut-elle représenter l’irreprésentable ou du moins signifier que ce qu’elle rend visible est invisible ? L’image de la Trinité opère donc une discordance entre le corps de la doctrine et la représentation qu’elle en donne, et l’aniconisme du judaïsme et de l'islam tient probablement à cette peur de " dénaturer " Dieu.


Représenter Dieu : une singularité chrétienne
 

    La volonté de représenter Dieu en chair et en os constitue bien une spécificité chrétienne par rapport aux deux autres monothéismes. Si le christianisme apparaît intrinsèquement "iconophile", il faut cependant mesurer combien ce choix a mis du temps à se dessiner, tant cette religion fut dépendante pendant longtemps de la conception aniconique du judaïsme   . Dans l’art juif, seuls la main qui vient du ciel ou le symbole du tétragramme (on pense ici au célèbre tableau de Chagall, Moïse au buisson ardent ) permettent de " représenter " ou plutôt de signifier Dieu. Le christianisme, au cours d’un processus qui durera une dizaine de siècles, s’arrachera à cette matrice en assumant pleinement la représentation corporelle de Dieu, notamment sur la croix   . Le concile de Nicée II (787) établira entre autres la légitimité des icônes du Christ en raison même de l’Incarnation. L’image dans ce cas-là tendra à renforcer le dogme en en soulignant un des traits saillants et spécifiques : l’Incarnation.


    A l’inverse, les images de la Trinité   - comme nous l’avons déjà évoqué - posent un problème de légitimité dans la représentation par rapport au dogme chrétien. Que des siècles s’écoulent entre l’élaboration du dogme de la Trinité et le début de sa  " traduction"  iconique invite inévitablement à s’interroger sur ce hiatus entre le travail théologique des Pères de l’Eglise pour définir la doctrine de la Trinité   et l’apparition très tardive des images de la Trinité. Si les premières compositions trinitaires figurent sur des reliefs de sarcophages fabriqués dans des ateliers à Rome et destinés aux riches citoyens romains   , les images de la Trinité, elles, n'apparaissent pas avant le IXe siècle. François Boespflug  avance l’hypothèse selon laquelle il n’y eut pas pendant longtemps de réelle stimulation de la part des institutions ou des autorités ecclésiastiques concernant la production d’images de la Trinité d’où leur apparition tardive. Le concile de Nicée II, en établissant la liste des sujets préconisés, fait par exemple silence sur la Trinité. C’est  véritablement la politique d’unification de l’Empire carolingien autour du dogme trinitaire qui amorcera la production d’images de la Trinité   .


Comment analyser une image de Dieu ?


  Se présentant sous la forme d’entretiens largement préparés, le présent ouvrage permet à François Boespflug, stimulé par les questions pertinentes et précises de son interlocutrice, de s’expliquer de façon vivante sur l’histoire, le statut et le rôle des images dans le christianisme. Il met en avant l’idée féconde selon laquelle l’image est une pensée qui ne se réduit pas seulement à son sujet discursif d’où ce titre un peu équivoque : " La pensée des images ". A ce sujet, le livre comporte un chapitre éclairant intitulé " Apprend-on à regarder ? ". Le théologien y expose  différentes méthodes d’analyse de l’image au nombre desquelles le schéma de composition, le sujet, la dimension sémantique (les motifs récurrents à travers le temps), le style et le type iconographique. Il nous invite à nous défier des approches trop convenues telles que la symbolique des lignes ou des couleurs. Et de préciser par exemple que, contrairement à une idée reçue, la figure de Marie n’a pas toujours eu le monopole du bleu. Dans tous les cas, il importe dans l’étude de l’image de croiser les points de vue et ledit chapitre constitue en ce sens une véritable archéologie du savoir visuel.


L’image de Dieu et le contenu exégétique

 

     En réhabilitant le statut de l’image de Dieu, trop souvent selon lui à la remorque de la pensée discursive, François Boespflug propose une approche stimulante des représentations divines. Considérant que " seule l’œuvre capable de cristalliser quelque chose des principaux dogmes de la foi est digne de figurer durablement parmi les compagnons de vie du chrétien ", le théologien tend à considérer l’image de Dieu à la seule lumière du dogme. A ce titre, le foisonnement d’images de la Trinité en Occident a peut-être selon lui contribué " par excès de familiarité à décrédibiliser l’idée même de Dieu en Occident " et certaines d'entre elles "ont encouragé le grief de "trithéisme" adressé aux chrétiens". En effet, les images chrétiennes de Dieu doivent  " aller à l’essentiel ", autrement dit cristalliser le message des Evangiles et la doctrine du salut. En ce sens, le théologien pointe les inévitables dérives d’un art qui excéderait le message évangélique au risque de le dénaturer. Il  évoque par exemple certains Christs en croix de l’art roman qui " sont  d’un tel calme, d’une telle impassibilité souveraine sur leur croix qu’ils favoriseraient presque un certain docétisme ". Cette approche quelque peu rigoriste de l’œuvre d’art chrétienne trouve son explication : étudier l’image de Dieu pour Boespflug, c’est en fait valoriser son contenu exégétique à une époque où, la pratique liturgique se raréfiant, l’art est promis à jouer selon lui un rôle de médiateur entre la Bible et les hommes.

   Le lecteur ne sera toutefois pas surpris de l’absence de toute iconographie dans cet ouvrage. François Boespflug  s’en explique dans l’épilogue en précisant que le livre relève de l’évocation et non de la monstration. De ce point de vue, il constitue une introduction stimulante à l’univers des images de Dieu. Reste qu’il nous aurait néanmoins semblé opportun de trouver des représentations de tableaux décrits de manière assez approfondie (La Crucifixion de Velasquez, Moïse au buisson ardent de Chagall, La Sainte Face de Rouault). Que le lecteur se console cependant : il lui sera toujours loisible de consulter le maître-livre de François Boespflug : Dieu et ses images : une histoire de l'Eternel dans l'art, ayant fait l’objet tout récemment d’une réédition   et comportant une iconographie variée de grande qualité.