Ou comment déconstruire, au gré d'une analyse de son lexique, un grand classique de la littérature enfantine.

Au moment où nous écrivons, 1181 éditions de la comtesse de Ségur sont offertes sur Amazon.fr : 382 sous cartonnage, 776 brochés ou en collection de poche, 4 en livre audio, 19 sur kindle. L'auteur des Petites Filles modèles, 137 ans après sa disparition, a donc encore un public chez les enfants d'aujourd'hui, en France du moins, car la même recherche sur Amazon.com, réduite aux titres en anglais, n'en donne plus que 19 résultats, mais pour un total de 7 titres seulement, où dominent les Mémoires d'un âne et les Nouveaux Contes de fée. Et l'Index Translationum ne donne que 71 réponses, ce qui est fort peu comparé, disons à Jules Verne, Enid Blyton, Hans Christian Andersen et Jacob Grimm, respectivement second, cinquième, huitième et dixième au palmarès mondial. 

Statistiques mises à part, la comtesse de Ségur, qui a publié son premier livre (La Santé des enfants) à 56 ans et le dernier (Après la pluie le beau temps) à 72, occupe une place importante dans l'imaginaire collectif français. Le général de Gaulle lui-même ne se plaisait-il pas à évoquer avec attendrissement Les Vacances ? La popularité durable de la romancière est le signe manifeste que, si nombre des valeurs dont elle se réclame n'emportent plus qu'une adhésion limitée, il subsiste quelque chose qui est peut-être de l'ordre du plaisir du texte, ou de certains archétypes indissociables de la littérature française pour enfants.

Le livre de Michel Legrain – responsable de plusieurs grandes encyclopédies et, plus récemment, auteur d'un Guide du paradis paru chez Armand Colin en 2010 – s'ouvre sur un parallèle entre les destinées, bien dissemblables, de la comtesse et de Pierre Larousse, son cadet de 18 ans, mais dont le Nouveau Dictionnaire de la langue française, publié en 1856, est à peu près contemporain des Petites Filles modèles (1858) et des Malheurs de Sophie (1859). C'est donc le Larousse (ou parfois le Littré, dont la publication a débuté en 1863) dans une main et les romans de la comtesse dans l'autre que Michel Legrain nous invite à relire l'œuvre de cette dernière. Non pas seulement les romans, d'ailleurs, mais des livres aussi peu “actuels” – et d'autant plus révélateurs sur le plan idéologique – que sont Le Livre de messe des petits enfants (1858), L'Évangile d'une grand-mère (1865) et Les Actes des apôtres (1867). L'objectif de l'auteur est à la fois lexicographique – dans quel sens faut-il comprendre les mots et locutions qu'emploie la comtesse ? – et critique – comment interpréter, à travers son vocabulaire, ses intentions pédagogiques, débusquer ses préjugés, les expliquer ? Il en résulte un ouvrage clair, précis et méthodique qui se lit avec la même aisance, ou peu s'en faut, que les romans dont il traite. 

 

 

Il s'organise en deux parties. La première, dont le titre (“Les mots pour le dire, les silences pour le taire, les stéréotypes”) reprend le sous-titre de l'ensemble, comporte six chapitres. Les cinq premiers sont thématiques : dans “Les vertus et les vices”, on nous montre comment la comtesse parle de religion et de morale ; dans “Les nôtres et les autres”, on voit les différentes manières dont la langue (celle qu'emploie la comtesse, celle qu'elle fait parler à ses personnages, celle dont elle préconise l'usage à ses jeunes lecteurs et lectrices) reflète les différences entre les classes sociales ainsi qu'entre les sexes ; dans “Ici, ailleurs et autrefois”, il est question d'espace (comment la comtesse, dont il n'est nul besoin de rappeler les origines russes, parle des autres pays, des autres cultures et des différences religieuses et ethniques) et, dans une moindre mesure, de temps (les références à l'Antiquité) ; quant aux chapitres intitulés “Le mariage et la famille” et “Le corps, la maladie, la mort”, ils tiennent parfaitement leurs promesses. Le sixième chapitre est un lexique, qu'on aurait voulu plus abondant encore, contenant une quarantaine de mots et locutions peu connus ou passés hors d'usage. On y apprendra à ne pas confondre “un fameux lapin” et un “chaud lapin” et on y constatera avec surprise que, si Diloy le chemineau date de 1868, le mot “chemineau”, qu'allait populariser encore, trois décennies plus tard, la pièce de Jean Richepin, était inconnu tant à Larousse qu'à Littré. Au passage, l'auteur ne manque pas de mettre à mal quelques idées reçues, par exemple celle du “sadisme” supposé de la comtesse – les verges de Fichini et le knout de Dourakine mis à part, il est clair que ses vues sur la question du châtiment corporel diffèrent de beaucoup de celles si fortement enracinées dans la tradition anglaise   . Quant au racisme et à l'antisémitisme, quelque déplorables qu'ils puissent et doivent nous paraître, ils ne sont ni plus ni moins en évidence chez la comtesse que chez nombre de ses contemporains. 

La seconde partie, que l'auteur se garde d'appeler “bibliographie complète des œuvres” comme le fait imprudemment le communiqué de presse (dont le responsable ferait bien de vérifier le sens du mot bibliographie), est un résumé, d'ailleurs pratique et fort utile, de tous les ouvrages de la comtesse. Les deux index – mots-clé d'une part, noms propres et titres d'autre part – ne sont pas moins bienvenus