Le rapport de Pierre Assouline sur la condition du traducteur montre quel chemin reste à parcourir pour que ce dernier obtienne enfin le respect de ses droits.

 

On me pardonnera de poser brutalement cette question en réponse au “Heureux comme un traducteur en France?” sur lequel s'ouvre, non sans ironie, le rapport remis au début de l'été par Pierre Assouline au Centre national du livre sur la condition du traducteur   . S'il y est surtout question, dans des proportions qu'on peut estimer excessives, de la traduction littéraire, et notamment des ouvrages de fiction, on y trouve pas moins des éléments d'information et surtout des propositions qui peuvent s'appliquer à tous les types de traduction. 

Malgré les coups de chapeau de rigueur au CNL, commanditaire du rapport, il est clair à la lecture qu'à l'heure de la mondialisation, où la traduction pourrait paraître plus essentielle que jamais, la situation des traducteurs est tout sauf florissante. Qu'on en juge : entre 1996 et 2009, alors que le chiffre d'affaires de l'édition – malgré l'augmentation du coût du papier – augmentait de 35%, les traducteurs voyaient leurs revenus diminuer de 15%. Peu enviable en France, la situation est, de toute évidence, bien pire dans les autres pays européens. Si la France est en moins mauvaise posture, c'est, selon le rapport, grâce aux aides à la traduction que procure le CNL : elles oscillent autour de 330 par an (sur un peu plus de 500 demandes), pour un montant global d'environ 1,7 million d'euros, et concernent pour les trois quarts la fiction. L'un de leurs effets, incontestablement salutaire, est d'encourager les traductions à partir de langues sous-représentées, et donc de compenser partiellement le déséquilibre de fait en faveur de l'anglais. Ce déséquilibre affecte aussi la population des traducteurs, où les anglicistes sont sur-représentés (90%, alors que l'anglais ne représente que 60% des traductions publiées – il n'est pas précisé si cette statistique concerne toutes les catégories de traduction confondues) et où l'on constate un autre déséquilibre dû à la féminisation de la profession – qui n'est naturellement pas sans rapports avec sa dégradation économique, les femmes restant toujours et partout moins bien payées que les hommes. Ceci laisse entendre que la dégradation de la situation économique des traducteurs est appelée à se poursuivre. Quant à la politique française d'aide à la traduction, dont il existe un équivalent au niveau européen, mais peu d'exemples ailleurs, a-t-elle une longue chance de survie ? On peut se poser la question en période de crise. En dehors de France, il semblerait que la quasi totalité des traducteurs (en tout cas des traducteurs littéraires, car il faudrait peut-être voir du côté du Québec) ne peuvent se permettre d'exercer leur activité que parce qu'ils ont une autre activité salariée, la traduction représentant une profession secondaire et un revenu d'appoint : qui, autrement, peut vivre avec 12000 euros par an ?

Riche d'enseignements sur la situation matérielle des traducteurs, le rapport l'est peut-être plus encore sur leur condition sur le plan juridique et moral. En principe, la législation française en matière de droit d'auteur reconnaît au traducteur, comme le rappelait en 2004 Guillaume Villeneuve dans une communication plusieurs fois citée, “la dignité d'auteur à part entière”. Ceci veut dire qu'un traducteur bénéficie, en tant qu'auteur, d'un droit moral – incessible et inaliénable – sur son travail : il en a la paternité, qui ne peut être dissimulée sans son consentement, et l'intégrité de son œuvre est théoriquement protégée ; autrement dit, toute intervention éditoriale – voire “autoriale”, mais on entre là dans une zone plus délicate – doit lui être soumise, c'est à lui qu'il appartient de signer le bon à tirer, et il devrait avoir la possibilité, en cas de conflit, d'exercer un droit de retrait. Qu'en est-il dans la pratique ? Pour de nombreux éditeurs, petits et grands, le traducteur est la cinquième roue du carrosse, et les droits que nous venons d'énumérer sont violés de manière tellement systématique que c'est comme s'il n'en disposait d'aucun. Encore les traducteurs de fiction peuvent-ils être assurés d'un minimum de reconnaissance : quelque orageuses que puissent être leurs relations avec l'éditeur, il est rare que ce dernier leur dénie la paternité de leur ouvrage. Mais dès qu'on sort de ce domaine, et en particulier dans la littérature scientifique, l'abus est de règle : les droits du traducteur sont bafoués sans vergogne et, semble-t-il, en toute impunité, et il n'est pas inhabituel de voir des universitaires se comporter comme les derniers des négriers.

 

Le théâtre a droit a un chapitre entier du rapport et ce n'en est pas l'un des moins édifiants. Ici l'absence de scrupule atteint, semble-t-il, son summum, et pour des raisons qui n'ont rien à voir avec des motivations artistiques : les royalties touchées par représentation sont en effet réparties par la SACD en 60% pour l'auteur et 40% pour le traducteur. Excellente affaire pour les rares traducteurs qui traitent avec des metteurs en scène respectueux de la loi. Dans la plupart des cas, malheureusement, tous les coups bas sont bons pour s'emparer de ces 40%. Réécritures, rapiéçages, piratages, contrefaçon, plagiats éhontés, auxquels on trouvera mêlés quelques noms illustres – et par conséquent inattaquables –, le lecteur du rapport trouvera ici de quoi se régaler. Le plus triste est de constater le peu d'empressement que met la SACD à mettre les gens de théâtre devant leurs responsabilités légales, encourageant ainsi la perpétuation des abus.

 

Comment lutter contre ces abus ? Le rapport tout entier plaide pour une réévaluation de la condition des traducteurs. En améliorant leur formation d'abord – et l'on aurait aimé que le rapport prête attention aux masters autres que ceux spécialisés dans la traduction littéraire. Plutôt que la création d'une École nationale de la traduction, qui ne soulève pas son enthousiasme (ni le nôtre), Pierre Assouline propose une meilleure répartition des cursus dans le respect de leur diversité. Il souhaite évidemment que la France poursuive sa politique volontariste en matière de soutien à la traduction, et que l'Europe accroisse son engagement en ce domaine, afin que les traducteurs qui, le plus souvent, “ne savent pas, ne tentent pas, n'osent pas” sachent que les aides existent (et qu'elles ne passent et ne repassent pas sans cesse par les mêmes mains). À propos des prix et des bourses, dont il dresse la liste – mais qu'est- il donc advenu du prix Denyse Clairouin, créé à la mémoire de la traductrice de Graham Greene, de D.H. Lawrence et d'Henry James, morte en déportation à Mauthausen ? – il note avec raison qu' "il n'y en a jamais assez”. Enfin et surtout, il encourage les traducteurs à se battre de toutes leurs forces et par tous les moyens, seuls ou en groupe, contre les abus dont au mépris de la loi ils sont victimes, et à lutter pour une plus grande reconnaissance afin qu'ils ne soient plus traités dans la pratique, comme c'est trop souvent le cas, comme des “prestataires de services” corvéables à merci mais comme des auteurs de plein droit

 
 

A voir : 

 

- Le forum de la Société des Gens de Lettres (SGDL) sur la traduction littéraire, organisé les mardi 25 et mercredi 26 octobre.