Michel Petit, ingénieur agronome et ancien économiste à la Banque mondiale, répond aux questions de nonfiction.fr autour de son dernier livre Pour une agriculture mondiale productive et durable, paru en février chez Quae. 

 

Nonfiction.fr- Quelles sont les raisons qui vous ont amené à écrire Pour une agriculture mondiale productive et durable ?

Michel Petit- Je voulais réagir contre l’idée commune que les excès du productivisme condamnaient les efforts à faire pour accroître la productivité. Pourtant, il faudra augmenter la productivité de la terre pour augmenter la production agricole totale sans augmenter dans les mêmes proportions les surfaces cultivées. La FAO estime qu’une augmentation de la production totale de 70% sera nécessaire d’ici 2050 et il ne serait pas sage d’augmenter les surfaces cultivées de plus de 10% environ. Il faudra aussi augmenter la productivité du travail, sinon l’augmentation du revenu de nombreux petits producteurs agricoles sera impossible.

Nonfiction.fr- Dans votre ouvrage, vous développez une définition de la modernisation de l’agriculture liée à l’utilisation de la technologie et d’intrants (exploitation des opportunités résultant des développements scientifiques et technologiques) et à la transformation des unités de production. Aujourd’hui, pour certains agronomes, face aux défis écologiques et alimentaires et face à la raréfaction de ressources comme le pétrole ou les terres arables, l’agriculture doit aller vers des techniques plus intensives en savoir (agronomiques, éco systémique) qu’en pétrole (agro écologie ou de l’agriculture écologiquement intensive) ; produire autant ou plus avec moins (d’intrants, de ressources naturelles…). Que pensez-vous de cette vision du développement agricole ? Peut-on d’après vous augmenter la productivité de la terre en diminuant le recours aux intrants ? Est-ce pour vous une forme de modernisation ?

Michel Petit- Cette question pose bien le principal dilemme auquel nous sommes confrontés. J’appartiens moi-même au groupe d’agronomes qui croit que l’agriculture doit devenir plus intensive en savoirs. C’est pour moi le cœur de la modernisation. Le problème est que bien souvent les savoirs nouveaux sont incorporés dans des outils nouveaux, comme ce fut le cas des engrais, des pesticides et des semences améliorées. Ces dernières continueront d’être des outils précieux pour l’avenir. Et, comme beaucoup de monde, je pense qu’il faut utiliser les intrants chimiques de façon raisonnable, ce qui implique notamment le développement des techniques de lutte intégrée contre les ennemis des cultures et des animaux. Remarquez que ces techniques sont très exigeantes en connaissances nouvelles. Mais je me méfie des solutions simplistes et passe-partout. Je doute en particulier que l’on puisse recommander aux agricultures africaines de ne pas utiliser davantage d’engrais chimiques. D’une façon générale, je ne crois pas que l’on puisse améliorer la productivité de la terre et celle du capital sans intrants nouveaux. Il en faudra donc. Mais il faut aussi prendre en compte la raréfaction des ressources naturelles, tout particulièrement l’eau et les sources d’énergie non renouvelables en particulier. Et là encore, pour résoudre ce dilemme, il faudra plus d’intelligence, finalement plus de modernité.

Nonfiction.fr- Quid du politique et de l’économique ? Vous soulignez l’efficacité de l’exploitation familiale dans l’utilisation des ressources naturelles et l’abondance du travail fourni. Vous démontrez que la modernisation de l’agriculture reste compatible avec la promotion de la petite paysannerie. Mais y a-t-il selon vous des prérequis économiques et politiques pour que cette agriculture se modernise ?

Michel Petit- La formulation de votre question reflète ma conviction que modernisation de l’agriculture ne veut pas nécessairement dire grandes unités de production, comme l’illustrent les exemples asiatiques. Depuis trente ans la Chine a beaucoup modernisé son agriculture, permettant des accroissements de productivité spectaculaires, tout en gardant des unités de production agricole très petites. Mais, à mes yeux, le maintien de petites exploitations est d’abord un impératif dicté par la nécessité de créer des emplois très nombreux dans beaucoup de pays pauvres, tout particulièrement en Afrique. Il en résulte des défis considérables pour les politiques publiques car augmenter les revenus de nombreux paysans pauvres passe par un accroissement de la productivité de leur travail. Et cela ne sera pas simple. Il faudra des investissements publics et privés très importants, donc des changements de priorités dans l’affectation des crédits publics et des conditions favorables aux investissements privés. Il faudra aussi des changements institutionnels profonds : de la sécurisation des tenures foncières à l’encouragement aux rôles économiques que peuvent et doivent jouer les groupes d’agriculteurs en passant par les révolutions nécessaires dans les systèmes de recherche/développement agricole. Enfin, je voudrais dénoncer l’illusion commune à de trop nombreux dirigeants politiques africains, qui confondent modernisation de l’agriculture et retour peu ou prou au système colonial des plantations et qui, sur cette base, sont prêts à concéder à des groupes étrangers, publics ou privés, la mise en valeur de très grands espaces (jusqu’à des millions d’hectares) en négligeant complètement les usages coutumiers de ces surfaces par les populations autochtones n’ayant pas de droits de propriété formels reconnus par les Etats.

Nonfiction.fr- On le sait, l’accès aux intrants et à la technologie relève pour de nombreux paysans de l’impossible par manque de trésorerie. Vous le dites page 102, "ces personnes sont pauvres à tel point que même leur sécurité alimentaire n’est pas toujours assurée." La plupart de ces paysans font face à un marché mondial agressif et destructeur de leurs propres marchés liés notamment à des exportations subventionnées. La modernisation de l’agriculture au Sud dans le respect de la paysannerie peut-elle selon vous se développer sans protection des marchés ?

Michel Petit- Cette question reflète un autre dilemme, touchant ici aux politiques économiques. Dans cette perspective, il faut faire une distinction entre les politiques de crédit et les politiques commerciales.

Pour le crédit, le défi est clair : comment permettre aux petits paysans de financer les dépenses qu’ils doivent faire : investissements, achats d’intrants et dépenses d’ordre privé ? Mais, on le sait, cela n’est pas simple. De nombreux projets financés par les organismes d’aide au développement, notamment la Banque Mondiale, pour améliorer l’accès au crédit des petits agriculteurs dans tous les continents du monde, ont échoué. Certes des leçons très utiles peuvent être tirées de ces échecs. Mais il ne faut pas se leurrer : le défi est énorme. Même le micro-crédit, qui a par ailleurs connu des succès remarquables dans la lutte contre la pauvreté des femmes par le financement de leurs activités artisanales, n’a pas connu de grands succès dans le financement des activités agricoles. Il faut donc s’attaquer aux problèmes avec humilité et, surtout, persévérer malgré les échecs.

Dans le domaine des politiques commerciales, la situation est différente : il n’y a pas de consensus sur ce qu’il convient de faire. La formulation de votre question reflète elle-même la position idéologique dominante, à mes yeux, dans de nombreux cercles intellectuels français : "le libre-échange, voilà l’ennemi !". Je pense bien sûr que, là encore, il faut se méfier des slogans et tenir compte à la fois de la diversité des situations et de leurs complexités. Tout d’abord, il est vrai que les subventions massives aux exportations, pratiquées depuis des décennies par de nombreux pays développés, tout particulièrement les pays européens, ont eu des conséquences très négatives pour les producteurs agricoles de pays du Sud produisant les mêmes produits ou des produits concurrents. Mais n’oublions pas que ces subventions sont dénoncées par les partisans de la libéralisation des échanges ! Quant à la protection aux frontières, elle sert à protéger l’accès aux marchés intérieurs. Il s’agit, à mes yeux, d’un instrument utile mais à utiliser avec circonspection, l’expérience montrant qu’il est difficile pour un gouvernement d’en sortir une fois qu’il s’est engagé dans cette voie. Et, bien sûr, la protection qui est favorable aux intérêts des producteurs, est contraire à ceux des consommateurs. La gestion politique de ce conflit d’intérêts est toujours délicate. Je remarque enfin que l’instauration d’un libre échange généralisé, que dénoncent les altermondialistes, n’est à l’ordre du jour d’aucune négociation internationale aujourd’hui. Ainsi, par exemple, dans le paquet de mesures envisagées pour aboutir à un accord dans le cycle de Doha des négociations commerciales multilatérales à l’OMC, personne ne demande que les pays les moins développés fassent de concessions sur les conditions d’accès à leurs marchés intérieurs de produits agricoles

 

* Propos recueillis par Caroline Guinot et François Purseigle.