Pourquoi la "sécession des riches" est une régression de la démocratie.

Le rapport que nous entretenons avec les plus riches de la société est toujours empreint d’ambivalence. D’un côté, ils fascinent. Il suffit pour cela de constater le succès jamais démenti des journaux dont les histoires de familles des plus puissants, leurs problèmes de succession ou leurs intrigues amoureuses sont le fonds de commerce. De l’autre, ils dérangent, ils exaspèrent  surtout lorsqu’on met en regard leur mode de vie opulent avec celui des couches les plus défavorisées. Surtout aussi lorsque ce mode de vie est une source manifeste de gaspillage dans un contexte de ressources limitées.

Une maladie de la République

Mais Thierry Pech, dans son livre Le temps des riches, va bien au-delà de ces constats classiques. Car comme le soulignait John Kenneth Galbraith, en citant Plutarque, dans un article récemment réédité en français    : "le déséquilibre entre les riches et les pauvres est la plus ancienne et la plus fatale des maladies des républiques". Et le grand économiste keynésien d’ajouter : "le problème résultant de cette coexistence, et particulièrement celui de la justification de la bonne fortune de quelques uns face à la mauvaise fortune des autres, sont une préoccupation intellectuelle de tous les temps. Il continue à l’être aujourd’hui". 

Le processus de "sécession des riches"

Ce qui intéresse Thierry Pech, c’est de montrer qu’après une baisse constante et régulière de la proportion des riches dans la population pendant les Trente glorieuses, le phénomène s’est inversé depuis le début des années quatre-vingt, en prenant une ampleur et un visage inédits. Au point que la démesure de ce phénomène conduirait aujourd’hui à ce que l’auteur appelle un véritable "processus de sécession des riches". Thierry Pech s’attache en effet à expliquer l’étendue du phénomène, à en comprendre les mécanismes et surtout à en montrer l’absurdité tant du point de vue économique que du point de vue politique puisqu’il met à mal les promesses de notre pacte républicain. Il le fait avec méthode et pédagogie en posant quelques questions-clés qui structurent son ouvrage. "Comment les riches sont devenus un problème ?" se demande-t-il d’abord.  Certes, c’est la partie la plus classique du livre. Mais l’auteur met en lumière les lacunes des services statistiques qui se sont contentés pendant longtemps d’une mesure assez grossière des inégalités, notamment par la mesure de l’écart interdécile. Il aura fallu attendre 2010 pour que soient publiées les premières statistiques fines sur le haut de la distribution des revenus des ménages. Ainsi en sait-on plus aujourd’hui sur ce que représentent les ressources financières des 1% (puis des 0,1% et même les 0,01%) des mieux lotis et combien de personnes cela concerne. Pour faire partie de ce club très fermé, il faut disposer d’un revenu mensuel de plus de 10 000 euros par personne. En France, ils sont quand même 580 000 à évoluer dans ces altitudes stratosphériques.



La sécession des riches, le choix collectif de notre société

"Pourquoi les riches ne sont pas des êtres hors du monde ?" interroge alors l’auteur dans la deuxième partie du livre. Ici, la démarche se fait plus analytique. Comment expliquer en effet les revenus mirobolants de certains grands patrons, de quelques artistes et sportifs souvent très médiatiques ou encore des traders qui jonglent avec des milliards par de simples "clic" ? Inutile de s’attarder sur leur talent individuel ou leur productivité marginale nous dit Thierry Pech. En dehors de ceux pour lesquels la fortune est d’abord le fruit de l’héritage, leurs capacités, si inhabituelles soient-elles, ne peuvent expliquer leurs rémunérations "hors sol". L’essentiel de l’explication réside ailleurs. L’envolée des très riches (tant leur rémunération que leur nombre) est avant tout la conséquence des mécanismes inégalitaires et la résultante "de rapports de force déployés à grande échelle". Bref, ce phénomène, qui ne bénéficie qu’à une petite minorité, est d’abord le choix collectif d’une société devenue de plus en plus "permissive" à cet égard.

Alors, comment la société a-t-elle organisé la sécession des plus riches ? C’est la troisième question à laquelle l’auteur tente de répondre dans la dernière partie du livre, la plus percutante et la plus démonstrative. Thierry Pech ne ménage pas son talent pour montrer comment les différents ingrédients ont permis à la mayonnaise de monter. "Il aura fallu, pour en arriver là, le concours actif d’un capitalisme globalisé et largement financiarisé, de politiques fiscales toujours plus accommodantes, de justification économiques contestables et enfin, d’une religion personnelle portée haut sur la paroi d’un individualisme "désamarré" ".

La théorie du "ruissellement"

Pour lui, c’est pour une grande part la théorie du "trickle down" qui a servi de justification première à la politique du "relâchement du frein fiscal". Un certain nombre de théoriciens libéraux en effet sont convaincus que plus une société compte de gens riches, plus la fortune de ces derniers "ruissellera" le long de la pyramide sociale et par là même "fertilisera" les couches inférieures par le biais de la consommation, l’investissement, etc… Bref, plus les riches sont nombreux, plus la société sera tirée vers le haut grâce à une sorte de redistribution qui emprunterait les canaux de décisions privées plutôt que celles de l’Etat et ses prélèvements obligatoires jugés inefficace. Il est donc nécessaire de mettre en œuvre des politiques qui favorisent l’enrichissement personnel et l’augmentation de la population des riches. Il est vrai que, depuis le milieu des années quatre-vingt, les allègements fiscaux sous diverses formes ont été appliqués avec une certaine continuité malgré les alternances politiques. Au point que Thomas Piketty, économiste spécialiste des hauts revenus et de la répartition des richesses, indiquait récemment dans une interview au journal Le Monde que la France était quasiment devenue un paradis fiscal, un pays en tous cas "où la sécession fiscale est la plus complète, avec un impôt sur le revenu en voie de disparition et qui n’a plus de "progressif" que le nom »   .

Evolution de la conception de la justice sociale

Parmi les influences théoriques qui ont permis cette "sécession des riches" sans doute faut-il aussi ajouter celles qui ont fait évoluer notre conception de la justice. Dans ce domaine, la théorie de la justice du philosophe américain John Rawls (qui date du début des années soixante-dix) a aussi joué un rôle non négligeable, à laquelle pourtant Thierry Pech ne fait que des allusions lointaines. En France, cette théorie a été popularisée par Alain Minc dans son livre à succès La machine égalitaire paru en 1987 (Grasset). Une des pierres angulaires de cette théorie est ce que Rawls nomme "le principe de différence". Selon ce principe, les inégalités sont légitimes dès lors qu’elles contribuent à maximiser le sort du plus mal loti. Les inégalités sont justifiables pour autant qu’elles ont un effet incitatif : accroître le bien-être des plus malheureux. Par un incroyable retournement idéologique qui s’apparente, comme le souligne Denis Clerc dans La France des travailleurs pauvres   , à un véritable hold-up, l’équité (prônée par Rawls) en est donc arrivée à justifier les avantages accordés aux plus riches.



Or, malgré les nombreux cadeaux fiscaux, les faits montrent que depuis près de trente ans le sort des couches défavorisées ne s’est guère amélioré. Que l’on songe par exemple à l’irruption de ce qu’on appelait à la fin des années quatre-vingt "la nouvelle pauvreté" ou plus récemment à la montée du phénomène des travailleurs pauvres. La crise déclenchée par la faillite de la banque Lehman Brothers fin 2008 n’a, quant à elle, pas encore fini de produire ses effets. Les conséquences sociales de cette crise sont sans doute encore largement devant nous.

Ressentiments et bonne conscience

Cette situation est certainement à l’origine, comme le souligne Thierry Pech, de la colère et du ressentiment qui s’expriment de plus en plus aujourd’hui dans la société. Les rapports entre inégaux ne sont en effet jamais exempts "de passions ou de sentiments moraux" pour reprendre l’expression du père de l’économie politique, Adam Smith.

L’expression grandissante de ce ressentiment n’est d’ailleurs pas sans rapport avec la récente revendication de certains "très hauts revenus" (ou plutôt "ultra-riches"), à la suite de Warren Buffet, demandant à payer plus d’impôts. Il est symptomatique aussi de constater que cette surprenante revendication ait été l’initiative de celui qui reconnaissait ne pas devoir son énorme fortune à ses seuls talents. Warren Buffet déclarait en substance il n’y a pas si longtemps que, placé sur une île déserte, il ne s’en sortirait sans doute pas beaucoup mieux qu’un autre.

Faut-il y voir un début de prise de conscience ? Même si, comme le souligne Thomas Piketty, leur démarche consiste surtout à se donner "bonne conscience à peu de frais", de telles déclarations amorcent pourtant un tournant auquel même la droite n’a pu rester insensible. Il est cependant frappant de constater la difficulté que pose le rétropédalage auquel se livre actuellement le gouvernement, en détricotant ce qu’il a tricoté au début du quinquennat : l’abandon du bouclier fiscal. Et qui se fait par d’importantes concessions aux plus riches sur l’ISF… !

Réintroduire "le poids du monde"

Pour finir, Thierry Pech ne formule pas de propositions concrètes qui pourraient nous permettre de sortir de l’impasse dans laquelle trente ans de politique fiscale inspirée par des théories douteuses nous ont enfermés. Il suggère néanmoins quelques principes en insistant sur le fait que la sécession actuelle des très hauts revenus repose, entre autres, sur "la promotion de critères de répartition de la richesse qui marginalise la dette sociale". C’est-à-dire sur ce que chaque individu devrait reconnaître devoir à la société dans son ensemble dès sa venue au monde. Et il ajoute : "il est urgent (…) de proposer une autre pondération des critères et de réintroduire dans la réflexion comme dans les pratiques ce que l’on pourrait appeler le poids du monde".

Rappelons enfin que Thierry Pech était, à la veille de la précédente élection présidentielle en 2007, à l’origine d’une campagne revendiquant une nécessaire hausse des impôts pour les plus favorisés d’entre nous. Cette campagne avait eu un succès certain dans l’opinion en recueillant des dizaines de milliers de signatures. Cinq ans ont passé, une nouvelle élection présidentielle approche et Thierry Pech est resté constant et cohérent avec sa ligne de conduite. Ce qui explique sans doute pourquoi son livre est percutant, bien écrit et d’une grande maturité dans la construction de sa réflexion : la sécession des riches est d’abord une régression de la démocratie