Une biographie romancée de l’enfant terrible de la littérature russe.

Limonov d’Emmanuel Carrère n’est pas une biographie. Pas seulement : c’est plus compliqué. Limonov est donc l’histoire d’un homme réel et vivant, d’une célébrité du monde médiatico-politico-littéraire russe, mais c’est avant tout l’histoire d’un héros problématique, écrivain sulfureux et fondateur du parti national-bolchevique. Jeune auteur surdoué, voyou destroy et dandy parisien, il incarne dans la première partie du livre l’irrésistible ascension d’une volonté de puissance. Puis les choses se corsent. Après la chute du Mur, Limonov devient guérillero en Serbie, puis activiste politique et fondateur du parti national-bolchevique. Il y a sans doute là une prise de position poétique décisive chez l’auteur de L’Adversaire, qui puise dans la matière factuelle contemporaine les ressources cachées d’une littérarité qui dépasse la fiction elle-même.

Un roman russe

L’histoire d’Édouard Limonov présente effectivement tous les attributs traditionnels du romanesque. L’exotisme est très présent pour un public français féru de grande littérature russe classique (Roman russe fut le titre quelque peu ironique d’un ouvrage antérieur) mais souvent ignorant des subtilités de la Russie contemporaine. Cette représentation d’un pays si proche et pourtant si méconnu se trouve parfois émaillée de transcriptions phonétiques évoquant quelques coutumes et objets locaux pour le moins étonnants tels le zapoï – recherche frénétique de l’ivresse sur plusieurs jours – le samizdat et autres labardan. Du reste, Carrère assume le style didactique de son livre, notamment dans la chronique historique des événements qui suivent la Perestroïka. Il assume également un ton parfois journalistique et une langue volontairement triviale. Mais c’est surtout à une logique narrative tout à fait spécifique, faite d’une multiplicité d’événements, de retournements, de voyages, de rencontres imprévues, qu’on reconnaît ici l’esthétique romanesque propre à l’existence bigarrée d’Édouard Limonov.

L’individu fascine le lecteur autant que son biographe, tout en le révoltant parfois, car Limonov, aujourd’hui âgé de soixante-huit ans, n’est pas un exemple. Il est tour à tour délinquant dans la banlieue de Kharkov, puis poète avant-gardiste à Moscou. Ensuite, il part pour New York, où il sombre dans la marginalité – expérience qu’il racontera dans Le poète russe préfère les grands nègres. Ce roman, publié d’abord à Paris, lui offre une certaine notoriété. Après son engagement pro-serbe dans les années 1990, et l’aventure du parti nasbol, il est détenu prisonnier quelques années sous le premier mandat de Poutine. Le lecteur le retrouve avec surprise leader de la nébuleuse opposition démocratique dans la Russie actuelle. Ultime avatar d’un individu aux multiples vies, Limonov est une énigme, qu’Emmanuel Carrère ne parvient guère à résoudre. Peut-être ne le souhaite-t-il pas.

La grande Histoire

L’Histoire russe est au centre du livre. Or celle-ci renvoie d’abord à la mère de l’écrivain : Hélène Carrère d’Encausse, citée à de nombreuses reprises, notamment en tant qu’auteure de L’Empire éclaté paru en 1978, qui lui vaudra le surnom à l’emploi souvent ironique de “prophétesse du monde soviétique”. Carrère fils empiète sur le terrain privilégié de son auguste mère, mais son approche historique se distingue fortement de la grande histoire maternelle : pour lui, il s’agit d’observer le XXe siècle russe par la petite lucarne, à travers le prisme d’un seul individu. Limonov représente l’époque par son refus même d’y adhérer. Il se place ainsi systématiquement contre les grands métarécits : celui de “l’homme nouveau” tout d’abord, dont la figure antithétique, exaltée par Édouard, est celle du “raté” (neoudatchnik), de l’écrivain bohême, prolongement de cet “homme inutile” caractéristique du XIXe siècle russe.

Son arrivée à New York ne renverse pas, elle prolonge et achève au contraire cette critique acerbe de la foi dans le progrès, dans la réussite, que ce soit celle d’un individu, d’une classe ou d’une nation, non seulement par le discours mais également par la déchéance réelle, insolente, provocatrice de l’immigré lui-même. Pourtant les années 1990 montreront que Limonov n’a finalement fait qu’accompagner un processus de délitement des idéologies. La grande histoire est celle des parents, l’histoire héroïque, le récit épique des combattants soviétiques vainqueurs du fascisme ; les enfants, eux, s’en détachent. Une fois ce récit aboli, dénoncé dans son mensonge et alors qu’il semblait appeler de ses vœux un tel désordre, Limonov est en proie à la nostalgie, il souhaite œuvrer pour une ré-idéologisation du monde, synonyme pour lui de ré-enchantement – d’où peut-être ses errements fascistes et son combat final pour une Russie plus démocratique.

Les modèles littéraires

Cette oscillation entre engagement et désengagement dans l’histoire, cette posture paradoxalement intempestive et représentative de l’époque, fait de Limonov un héros romanesque. De telles références ne manquent d’ailleurs pas dans le livre et “notre héros” se trouve bien souvent identifié aux grands parvenus du XIXe siècle, à leurs cousins les aventuriers de Dumas et de Jules Verne ; lui-même en a fait ses modèles. Carrère réalise ainsi une espèce de traduction culturelle : il mêle les références russes et françaises, rendant familier ce qui est étranger, suggérant des équivalences. Car la Russie possède elle aussi sa littérature, elle semble même être aux yeux de l’auteur et du public français la terre d’élection du littéraire.

L’attention que Carrère porte au prosaïsme de la vie soviétique, au quotidien des banlieues de Kharkov, à la misère moscovite du temps de la stagnation brejnevienne, si elle semble nous renvoyer vers le réel, rend là encore hommage à une littérature russe plus méconnue, celle de l’underground (Venedikt Erofeev, Serguei Dovlatov, Limonov lui-même). L’entreprise biographique se fonde en effet sur des entretiens, mais surtout sur les œuvres autobiographiques de Limonov, qui restent la source principale du récit. On voit ainsi que sur les lambeaux des métarécits se dresse tout un assemblage de récits épars. L’autobiographique se mêle au roman, au biographique et au reportage ; l’histoire et la fiction se confondent autour de cette figure inclassable qui donne son titre à l’ouvrage.

Les petites histoires singulières

Au parcours de Limonov viennent s’agglutiner une multitude de parcours tout aussi singuliers, une pluralité de visages, des vies illustres et d’autres tombées dans l’oubli. Le livre abonde en noms propres : certains sont familiers (Brodsky, Lili Brik, Kurt Wladheim, Edern Hallier, etc.), d’autres inouïs. Que reste-t-il dans la mémoire collective de la folle des soirées littéraires de Kharkov, Anna Rubinstein, ou d’Elena, ou de Liona Kossogor ? Ce sont autant de petites histoires dans la grande Histoire collective : des trajectoires qui se côtoient un temps, juste un instant parfois, puis se dépassent, s’éloignent, un peu comme cette image célèbre du tramway qui dépasse les passants, s’arrête et se voit bientôt rattrapé dans le roman d’un autre russe, Le Docteur Jivago de Pasternak.

D’ailleurs, la vie de Carrère est aussi au centre du livre. Une des grandes originalités de cette biographie réside dans le fait d’être presque une autobiographie. Carrère a rencontré à Paris Limonov lorsqu’il n’était que poète, avant que celui-ci ne se mêle de politique, qu’il ne s’engage aux côtés de Karadzic, et qu’il ne développe ses discours néo-fascistes. Dans ces moments de son récit, Carrère se dissocie de son “héros”, exprime ses doutes, sa réprobation, sa condescendance parfois. Mais il en reste fasciné. Ce qu’il aime chez Limonov, c’est en définitive la contradiction. Le romancier renonce à toute exemplarité du personnage, en faveur d’une éthique de la complexité, à rebours des jugements catégoriques, selon le sutra bouddhiste cité par Carrère : “L’homme qui se juge supérieur, inférieur ou même égal à un autre homme ne comprend pas la réalité”   . Cette suspension du jugement n’est pas sans ambiguïté, voire sans complaisance.

Voilà pourquoi le récit est inachevable. Parce que son personnage éponyme est vivant d’une part, et même s’il semble fini, has been, dans une Russie maintenue par la main de fer de Vladimir Poutine, sa personnalité pour le moins ondoyante pourrait nous surprendre encore de quelque trouvaille pour le meilleur et pour le pire. Plus profondément parce que notre époque complexe interdit tout jugement assertif au sujet d’une fin de l’histoire illusoire. Parce que notre conception enfin de ce qu’est une vie, dans l’entrelacement des récits, empêche l’usage d’un mot définitif sur l’individu, selon l’expression du critique russe Mikhaïl Bakhtine. Emmanuel Carrère ne conclut pas, il ne peut qu’ouvrir son récit sur l’infiniment grand et l’infiniment lointain des espaces de l’Altaï où se rêvent d’autres histoires