Un essai qui donne ses lettres de noblesse au numérique.
* Après le livre a fait l'objet d'une autre critique sur nonfiction.fr.
Les mutations de l’écrit à l’ère numérique questionnent le statut du livre, ses usages et ses significations. Qu’en sera-t-il après le livre ? Cet essai apporte une réponse non dogmatique, ouverte à tous les possibles.
Écrivain, François Bon possède une certaine expérience en la matière : créateur d’une coopérative d’auteurs numériques , il tient également un site régulièrement mis à jour qui a servi de point de départ à cet essai.
Son discours se déploie selon trois directions fondamentales, intimement entrelacées : une vision historique, qui permet de remettre en perspective le livre numérique dans le temps long de l’écriture et de ses évolutions ; une étude technique et pratique, qui s’intéresse aux métamorphoses de ce livre aujourd’hui ; enfin, une réflexion plus ample, sur l’écriture comme fait total de la littérature, dépassant par là-même toute clôture de format.
L’apocalypse n’aura pas lieu
En pointant une série de paradoxes, François Bon s’interroge d’emblée sur le retard dont fait preuve le champ littéraire français face aux évolutions technologiques. Par rapport à leurs collègues artistes ou musiciens, les écrivains sont relativement peu représentés sur Internet. De plus, tandis que la chaîne éditoriale a lieu entièrement en numérique, l’édition traditionnelle n’encourage guère le développement du numérique, perçu parfois comme une menace. Plus généralement encore, on assiste à un “dédoublement permanent de l’ensemble de nos usages” sur le Web. Or pourquoi l’écriture est-elle ainsi coupée du continuum numérique dans lequel nous vivons ?
Dès les premières pages, l’auteur critique donc les approches binaires – qui opposent de façon stérile papier et numérique – en écartant également celles qui se concentrent uniquement sur les aspects économiques de la question . Plus loin, il revient sans tendresse sur les amateurs de l’“odeur du papier” : ce sont certaines composantes chimiques de l’encre qui exhalent ce délectable parfum, rappelle-t-il. Enfin, il brosse un portrait lucide et désenchanté de ces “écrivains imperturbables installés dans le champ traditionnel”.
Une question implicite sous-tend ces réflexions : la sacralité de l’écrit (imprimé) et l’institutionnalisation de la figure de l’écrivain par autant d’instances de légitimation sont-elles compatibles avec la révolution en cours ? Car c’est bien l’ensemble du fait littéraire qui est en jeu. Et cette évolution technique pourrait impliquer un changement de paradigme : “Les mutations de l’écrit, comparées aux mutations esthétiques, politiques, ou sociales, sont en nombre infiniment plus restreint, mais d’une portée beaucoup plus considérable, puisqu’elles affectent la façon dont une société se régit et s’énonce elle-même” .
De l’histoire à l’avenir du livre
La vision historique est justement une autre ligne de force de l’ouvrage. La révolution numérique gagne à être remise en perspective dans un temps long : celui de l’histoire de l’écriture. Si l’invention de l’imprimé est l’exemple phare d’un changement de paradigme, François Bon attire notre attention sur d’autres évolutions tout aussi révélatrices, comme le passage du rouleau au codex, qui instaure la notion de page. Un autre passage s’arrête même sur le sort du papier carbone, quelque peu oublié de nos jours. L’ensemble de ces considérations – magistralement développées dans le sillage des Petits Traités de Pascal Quignard – soulignent que la notion de livre n’est pas immuable. Elle évolue historiquement, selon les conditions matérielles de production, parallèlement à tous les concepts qui s’y relient (auteur, littérature).
Revenant sur les jalons qui ont marqué les plus récentes évolutions du livre de la machine à écrire au traitement de texte, François Bon exhorte donc chacun – auteur, critique, lecteur – à en méditer les significations et à en expérimenter les potentialités au présent. Par exemple, en manipulant un traitement de texte pour le faire ressembler à une page imprimée (quelques conseils sont donnés à cet effet). L’évidence est qu’il faut connaître la machine – ou le logiciel – pour s’en approprier, et garder ainsi une forme d’autonomie critique.
Au fil des remarques se dessine donc une cartographie de ce nouveau livre : rappelons la disparition de la page comme unité de mesure du texte, puisque le texte devient désormais déroulable sinon adaptable à l’écran, ou l’évolution de la bibliothèque, qui passe d’une distribution spatiale à une archive numérique immatérielle. De nouveaux instruments apparaissent également : les fonctions de recherche, qui permettent d’interroger non seulement un texte, mais une entière bibliothèque, et celles de partage et de communication, qui laissent imaginer une hypothétique communauté arborescente de lecture et d’écriture, une “forêt”, pour reprendre une métaphore chère à l’auteur.
L’écriture au-delà du livre
La réflexion va enfin plus loin, en revenant à la notion d’écriture même. Le livre numérique n’est qu’une partie d’un ensemble bien plus vaste, dont l’extension maximale finit par englober l’ensemble de nos usages écrits. Or l’écriture ne s’arrête pas au livre et ne se limite pas au livre. La modernité se présente comme le moment où l’écriture “sort” du livre : Walter Benjamin le remarquait déjà en 1927, en observant les panneaux de publicité et les écrans de cinéma .
De nombreux exemples empruntés à l’histoire de la littérature démontrent du reste l’exiguïté du concept de livre et sa non-coïncidence avec l’écriture. En témoignent les lettres (Mme de Sévigné), les livres fragmentaires ou jamais finis (Kafka). Ce même raisonnement vaut pour toutes les écritures secondairement consignées à la forme livre. D’ailleurs, les manuscrits d’écrivains, dans leurs innombrables versions, repentirs et rajouts, montrent bien que l’écriture est toujours potentiellement en devenir (du moins, tel est l’avis des tenants extrêmes de la critique génétique, auxquels l’auteur fait également référence).
Cette théorie de l’écriture trouve son issue naturelle dans le Web, où tout est potentiellement espace d’écriture : blogs, sites, emails, ou même micro-messages. Le livre numérique ne serait alors qu’un fragment (plus ou moins) délimité de ce nuage, de cette forêt d’écriture. En ce sens, la vraie révolution n’est pas celle d’un format ou d’un objet singulier ; c’est la réalisation de l’ensemble de ces conditions qui rendent tangible cet absolu de l’écriture