Agatha Christie notait tout ce qui était nécessaire à son travail d’auteur. La reine du crime à l’œuvre…

À l’assaut des carnets secrets…
À l’occasion de la représentation théâtrale d’une pièce d’Agatha Christie, John Curran a rencontré Matthew Prichard, petit-fils de la romancière. Cette rencontre s’est prolongée par une invitation à Greenway, la résidence d’Agatha Christie dans le Devon ainsi que par la découverte de carnets qu’apparemment, Rosalind, la fille de la célèbre Anglaise, avait rangé et avait décidé de ne pas dévoiler. Cependant, Matthew Prichard les a offerts à John Curran qui s’est plongé dedans avec la joie et la délectation que l’on peut imaginer pour un des spécialistes mondiaux de cette auteure. Il a jubilé avant de se trouver confronté à un inextricable embrouillamini de notes. Voilà donc face à quoi s’est trouvé le chercheur. En accord avec son éditeur et les ayants droit, il a décidé de dépouiller ces carnets qui étaient jusque-là restés secrets, bien rangés dans leurs cartons, dans le grenier de Greenway. Il se propose alors de faire partager au lecteur le fruit de son labeur et de sa passion. Ce mot est important pour la suite du livre. La passion qu’éprouve l’auteur pour Christie ne se dément jamais mais elle peut parfois mettre des obstacles à la compréhension du livre comme à l’organisation qu’a faite l’auteur de son travail.

La quantité de travail colossale a mis à contribution, et à l’épreuve toute l’érudition christienne que possède John Curran. Il nous guide dans le véritable labyrinthe de tous ces carnets, soixante-treize en tout, couverts de notes éparses. On découvre avec lui qu’Agatha Christie avait pour habitude de réunir des notes sur ces travaux en cours ou en gestation. La quantité de notes produites ne correspond jamais à la taille ou à la célébrité du roman auquel elles se rapportent, mais plutôt aux difficultés que Christie a pu rencontrer dans l’élaboration des intrigues, des complots ou des révélations des romans. On apprend aussi que ces notes n’étaient pas classées du tout, ni chronologiquement ni de toute autre manière. En effet, Christie utilisait ses carnets comme des feuilles volantes dont elle ne voulait pas gâcher de place. C’est donc pour cette raison qu’elle remplissait les blancs laissés au sein même de ses précédentes notes. Il faut donc la très solide et très complète connaissance de l’œuvre d’Agatha Christie, que possède John Curran, pour démêler cet écheveau où se mélangent les personnages et les romans auxquels ils appartiennent.

Cela entraîne un passionnant jeu de piste qui se déroule sur les douze chapitres du livre. Curran est capable de mettre en relation des notes, écrites à la main, dans une écriture souvent très rapide et très hachée, avec des romans publiés parfois des années après l’écriture des notes afférentes. À la lecture et à l’analyse de ces notes, Curran, avec une dextérité et un sens de l’observation digne d’Hercule Poirot, arrive à mettre en relation différentes notes en se référant aux différentes encres, aux différents stylos et crayons et aux différentes couleurs de ces encres. Au milieu de cette profusion qui n’était destinée qu’à elle-même, John Curran nous sert de débroussailleur et surtout de découvreur. Comme débroussailleur, il prévient toujours le lecteur du secteur qu’il va démêler en signalant en tête de chapitre les ouvrages dont il va être contraint de donner la solution, et comme découvreur il nous gratifie d’un superbe cadeau : deux nouvelles inédites d’Agatha Christie qui sont publiées à la fin de l’ouvrage, comme une sorte de récompense pour avoir eu le “courage” de lire tout ce qui précède.

Il retrace dans son livre tous les événements qui peuvent inspirer à Agatha Christie la résolution d’un mystère aussi bien que son installation. Un des intérêts majeur du travail de John Curran est d’avoir traduit l’écriture de la célèbre romancière. Il a réussi, comme il le dit, après plusieurs semaines d’hésitations, à comprendre et à lire couramment l’écriture rapide qui recouvrait tous ces carnets. L’impression générale qui se dégage de ce travail est une admiration sans borne pour l’auteur, à l’égal de celle entretenue par celui-ci pour Christie elle-même. Le fonctionnement de l’érudition à l’état pur impressionne toujours autant. L’impression persiste, mais au bout de quelques chapitres ce sentiment se transforme en une sensation de foisonnement qui en devient gênante. L’auteur de ce livre semble oublier de temps en temps son statut d’universitaire pour opter pour celui de quasi-amoureux d’Agatha Christie, et c’est le plus souvent dans ce costume qu’il égrène les chapitres et les traductions des carnets d’Agatha Christie.

... il est nécessaire d’avoir un guide
Pour tout dire en peu de mots, c’est un travail exceptionnel au plan de l’“archéologie de la fiction de détection”, mais il manque des éléments pour que cela devienne un monument de la recherche littéraire. L’auteur, mais on n’ose pas croire qu’il ait pu volontairement oublier de telles choses, n’a pas mis ni sommaire, ni table des matières, ni différents types d’index. Il nous propose un travail extrêmement dense du point de vue de la fiction christienne, mais sans nous donner les clés nécessaires pour le lire. Certes, il prend toutes les précautions liminaires concernant la fidélité de ses traductions au texte christien, à la faute d’orthographe près. Il semble tenté de nous mettre dans la position dans laquelle il s’est trouvé quand il a exhumé les carnets des cartons : “Débrouillez-vous pour faire votre chemin dans mon livre comme je l’ai fait dans les notes d’Agatha.”

Au fur et à mesure de la lecture, on devine, plus qu’on ne comprend, le système qui a présidé à l’organisation de ce travail. Une grande partie du plaisir que l’on peut trouver à la découverte des notes de l’auteure anglaise est presque gâchée par cette absence d’explication de son système de travail et de classement. C’est d’autant plus troublant qu’au début un certain type de classement semble choisi, mais ce classement se modifie au fil de l’écriture. On comprend au bout du troisième ou du quatrième chapitre qu’une sorte de groupement par thème se fait. Les notes sont classées selon qu’elles se rapportent à des livres reposant sur des ritournelles enfantines, sur des voyages à l’étranger ou sur des meurtres très anciens et tous ces classements sont révélés au fur et à mesure de la lecture, ce qui empêche l’anticipation ou la projection du lecteur dans l’ouvrage. À la fin de la lecture, la sensation d’une sorte de vide vient du manque ressenti en regard de l’espoir engendré par le livre. On aurait vraiment aimé se trouver dans la tête d’Agatha Christie, mais on ne se trouve que devant un livre qui classe des notes.

Une autre question qui se pose à nous : comment l’auteur choisit-il de mettre en avant cette note ou celle-ci, cette page ou bien celle-là, cette explication plutôt que cette autre ? Nous sommes contraints de lui faire confiance dans le choix de ces divulgations, même s’il prend beaucoup de précautions pour nous expliquer comment il a choisi ces notes. Il nous dit qu’il va nous révéler des solutions d’intrigues et il nous indique même lesquelles en début de chapitre. C’est très honorable de sa part. Mais il ne les signale pas aux mêmes niveaux dans les chapitres. C’est en tête de chapitre, de partie, de sous-chapitres. Si on pouvait tenter de se fier à ces indications titulaires, pour connaître l’organisation du classement, nous en sommes aussi pour nos frais.

L’absence d’une organisation lisible et claire de ce livre empêche de goûter entièrement au plaisir et aux révélations auxquels la traduction des carnets d’Agatha Christie en un ensemble intelligible pouvait nous faire rêver. Cependant, il n’en reste pas moins que le travail produit par John Curran est colossal et l’on peut même comprendre qu’une fois le décryptage de tous ces carnets effectué, la transmission vers le public à travers une somme livresque, puisse lui en avoir coûté.