Une conférence sur Proust dans un camp soviétique, un témoignage poignant sur la force de la mémoire littéraire.
Joseph Czapski, officier polonais, peintre et intellectuel, fut prisonnier du camp soviétique de Griazowietz pendant l’hiver 1940-1941. C’est là qu’il prononça ce texte, dans le cadre d’un cycle de conférences des prisonniers, tentative d’animer le camp et de faire face au désarroi matériel et spirituel. Czapski choisit donc Proust et son œuvre. Et il écrit sans bibliothèque autre que celle de sa mémoire. Signe déjà d’une affinité secrète qu’il établit avec son auteur.
Fin connaisseur de la culture française, Czapski en décrit la complexité de manière nuancée. Les croquis et les notes au crayon reproduites au sein de l’ouvrage montrent des noms et des dates qui s’entrecroisent dans de grandes toiles historiques. Ces réseaux prennent parfois la forme de fleurs et de végétaux. Sa vision historique est souple et dynamique. Il dresse ainsi un tableau fascinant de l’art français à la fin du XIXe au début du XXe. Il souligne la perméabilité du réalisme et du symbolisme et voit en Degas la synthèse suprême des sensibilités de l’époque.
L’œuvre de Proust se présente alors comme une synthèse artistique et spirituelle de ces acquis, une œuvre qui se nourrit de l’art pictural mais aussi de la tradition littéraire française. De plus, Czapski montre un Proust sensible en particulier à la rigueur morale filtrée par l’expérience religieuse, comme le montre la description pascalienne du monde comme vanité des vanités. Beauté physique, sensualité, pouvoir social et richesse, tout est voué à la corruption par le temps. Seul l’art peut racheter cette déchéance.
De nombreux passages fébriles sur la biographie de Proust font de cet essai-conférence un portrait vivant. Czapski rappelle la maladie, la souffrance et le rapport pathologique de Proust au réel : Proust dans sa pièce calfeutrée de liège, Proust ne sortant pas de sa voiture pour contempler les pommiers en fleurs. L’accent est mis sur l’humanité souffrante de l’auteur, sur les expériences universelles qu’il confie à son œuvre (la vie en société, la rupture amoureuse, le deuil) et où tous peuvent se retrouver.
Dès lors, contrairement à toute vision édulcorée, Czapski rappelle aussi les nombreuses facettes de la Recherche, en s’appuyant sur des épisodes choisis avec soin ; il souligne par exemple l’observation proustienne de la cruauté sociale et mondaine et la description de la sexualité sous toutes ses formes. Une connaissance si précise – appuyée, on l’a dit, sur de nombreuses citations retenues par cœur – montre la portée de l’œuvre proustienne dans un contexte pourtant éloigné, et extrême. Ainsi, la traduction polonaise de Boy Zelenski aurait même la qualité ambivalente de dénouer la syntaxe proustienne pour en donner une version plus aplanie et donc plus compréhensible .
Exploit littéraire, synthèse précise, cet ouvrage reste enfin un document historique hors pair. L’étude de l’effort proustien de rendre la vie par l’écriture, depuis la maladie jusqu’à l’agonie, devient un miroir de la situation bien plus extrême de Czapski et ses compagnons. Écrivant depuis le camp de concentration, Czapski choisit Proust comme symbole de survie. Primo Levi se souvint, dans un autre contexte, du célèbre Ulysse dantesque, porteur d’un message d’humanisme. Ainsi, au-delà des frontières établies, la mémoire des textes, leur présence, leur vécu, sont une source de savoir et de pouvoir contre le pire. Jusqu’où permettent-ils de résister contre la barbarie et sa banalité ? La mémoire d’une telle conférence, ici précieusement consignée, ne cesse de marteler cette question.