Attentifs aux enjeux sociaux qui caractérisent des métropoles tentaculaires et surpeuplées comme São Paulo, Mumbai et Istanbul, les auteurs offrent une réflexion pointue sur l’avenir de la ville contemporaine.

À l’heure où plus de la moitié de la population mondiale vit en ville, le projet "Urban age"   , regroupant des acteurs des quatre coins du globe, se veut une sensibilisation aux enjeux actuels de la métropolisation et une investigation de l’avenir de ces ensembles urbains. Résultat des différentes conférences auxquelles a abouti le projet, cet ouvrage dirigé par Ricky Burdett et Deyan Sudjic met en dialogue chercheurs, aménageurs, architectes, maires et politiques afin de trouver des solutions prometteuses de mieux-être social aux grands défis urbains du XXIème siècle. Après avoir traité dans un premier tome   de 6 grandes métropoles (New York, Shanghai, Londres, Mexico, Johannesburg et Berlin), le choix des auteurs s’est ici limité à 3 villes : Mumbai, Istanbul et São Paulo. Il s’agit de villes moyennes devenues en quelques dizaines d’années des métropoles multimillionnaires, connaissant des situations sociales critiques et dont la gouvernance s’avère particulièrement complexe. Or la croissance exponentielle de la population urbaine, la prédominance culturelle des métropoles ainsi que l’étalement physique de la ville —qu’il s’agisse de banlieues pavillonnaires ou de bidonvilles— sont les témoins d’un inéluctable urbain vers lequel nos sociétés se dirigent, et qu’il convient de comprendre. C’est ce à quoi s’attache cet ouvrage, partagé entre une partie dédiée aux villes concernées et une autre aux réflexions et pistes d’actions, l’ensemble étant parsemé de belles photographies et de données illustratives.

 

Des métropoles morcelées 

La pauvreté, cruelle marque de ces grandes métropoles, constitue évidemment un thème central des contributions et le rappel de Darryl D’Monte à propos de Mumbai est éloquent. Représentant 54% de la population, environ 8 millions de personnes vivent dans des bidonvilles. Si la proportion de pauvres est moins élevée à Istanbul et São Paulo, elle est tout autant préoccupante et fait l’objet de différentes analyses. Mais paradoxalement, certaines parties de ces villes atteignent des taux fonciers parmi les plus élevés au monde, témoignant de l’ampleur des inégalités sociales et d’une division profonde des espaces urbains. Cette dualité métropolitaine se lit notamment dans la volonté des élites de transformer leurs villes en centres financiers et d’un aménagement qui ignore totalement la population des bidonvilles. Sauf s’il s’agit de s’en "protéger" comme à São Paulo ou de planifier la destruction de leur habitat. Pour autant, cette scission n’est pas aussi marquée qu’elle peut paraître, l’aisance et la pauvreté, l’informel et le formel s’entremêlant souvent. Rahul Mehrotra évoque  pour sa part la dualité de Mumbai, entre une ville statique et une ville cinétique. Cette dualité correspond à la ville de briques et de béton d’une part et à la ville composée de matériaux recyclés, de plastique et de métal d’autre part. Cette dernière constitue une ville en mouvement qui évolue et se transforme. Résultat d’un "urbanisme indigène" qui s’appuie sur des logiques locales, cette ville cinétique serait le symbole de la condition urbaine du sud. Plus qu’une vision urbaine, cet urbanisme élastique réfèrerait à un ajustement de la population aux flux considérables et à l’impact de la recherche d’attractivité et de ses inégalités conséquentes. Le spectacle de la ville serait donc autant le fait de l’architecture statique et monumentale que de cette ville "en mouvement", avec ses vendeurs ambulants, ses processions et ses festivals dans les lieux publics. Ces deux villes se mêlent parfois dans les mêmes espaces ; certains bâtiments constituent un symbole pour les élites tandis qu’ils servent de levier à certaines activités informelles. De la même façon, cette population qui vit dans les interstices participe pleinement à faire fonctionner la ville formelle à l’aide de ses réseaux, de son organisation souple et mobile. Cette ville cinétique transforme ainsi les significations, les usages et les sens de la ville statique, "the Kinetic city recycles the Static city to create a new spectacle"  

Comprendre la ville par l’ "informel"

Cette proportion considérable d’habitants des bidonvilles, slums et autres favelas ainsi que les usages qui y sont développés doivent justement nous inviter à décentrer notre regard de la ville institutionnalisée vers ces quartiers et leurs résidents. La culture urbaine se joue en effet dans ces quartiers informels de plus en plus denses et dans les pratiques que leurs habitants diffusent dans les ensembles urbains. Concernant les trois métropoles étudiées, les auteurs mettent de l’avant l’intérêt des pratiques informelles —du marchandage ambulant à l’art de rue— comme force sociale de la ville. Ainsi à São Paulo, la privatisation des espaces publics au nom de l’insécurité incite à leur propre détournement. Un signe en est la prolifération de nombreux graffitis et pixacaos, symboles d’une réappropriation des espaces publics dans une ville parsemée de murs et de barrières. Or c’est justement cette contestation, ces détournements, ces usages alternatifs qui montrent la vitalité de ces villes. Parfois, à l’instar d’Istanbul, la résistance et la contestation parviennent difficilement à émerger et à affronter la planification institutionnelle. Les espaces publics y sont privatisés au nom de l’attractivité, nuisant aux pratiques informelles que Sennett juge pourtant essentielles dans des villes cosmopolites : "informal public space requires under-determined urban planning, that is, an architecture that allows flexibility of use and admits physical gaps and indeterminate relationships between buildings. It is in these liminal spaces that informality can flourish – the café built into a parking lot or the market stall outside a loading dock"   . Les différents exemples qui parsèment l’ouvrage confirment alors l’importance cruciale des pratiques informelles pour une partie considérable de la population la plus démunie, de cette "ville bis" dont parle Michel Agier   . C’est effectivement dans ces espaces publics que l’on peut lire la créativité et l’efficience des pratiques mises en œuvre par la population face à des aménagements souvent imposés par les puissances étatiques. Or, il apparaît clairement à la lecture des différentes contributions une négation par les aménageurs des préoccupations de la population la plus pauvre. Cette confrontation entre l’imposition de pratiques urbaines et la réalité sociale, soulevée par Lefebvre et manifeste dans l’ensemble des villes contemporaines, semble particulièrement vive dans ces énormes et récentes métropoles. Cette opposition, révélatrice des inégalités sociales se lit également dans la qualité des transports publics. La plupart des auteurs soulignent en effet l’échec des politiques de transport et principalement du transport collectif. Dans ces villes qui s’inscrivent dans la compétition mondiale, ce sont les aéroports et les autoroutes qui sont priorisées par les aménageurs. Plus que dechoix politiques, ce résultat témoigne de l’échec des processus démocratiques puisqu’une majorité des citoyens s’y déplace à pied. 

 

Pour un aménagement social

Face à ce constat alarmant, le salut semble se trouver dans un renouvellement des pratiques aménagistes. Deyan Sudjic établit à travers un brillant article un plaidoyer pour le retour à une architecture sociale, persuadé que cette discipline peut maintenir et retrouver la dimension utopique qui l’a caractérisée au cours d’une longue période. C’est en valorisant l’engagement des architectes, tant au sein des projets conçus à grande échelle que dans les espaces ordinaires qu’une ville harmonieuse et plus inclusive pourra voir le jour. Sous un angle différent, Richard Sennett prône également un renouveau des manières de faire la ville. En distinguant les barrières des frontières, l’auteur suggère qu’au cours du XXème siècle, les pratiques urbanistiques ainsi que l’évolution des techniques (buildings en verre, murs, etc.) ont diffusé dans les villes des  barrières étanches. Or, à l’opposé, les frontières constituent selon lui, des milieux d’échanges, d’interaction et d’innovation sociale, et c’est en ce sens que des séparations réfléchies en termes de frontières pourraient devenir rassembleuses. Par ailleurs, la persistance au sein de l’aménagement d’une croyance  dans les vertus d’une vue urbaine dégagée expliquerait l’expulsion des foules à proximité des lacs, des marchands ambulants près des places centrales, etc. ; "the unobstructed view is the consummation of the boundary as a socially inactive condition"   . Un renversement de perspective dans l’aménagement des frontières urbaines permettrait alors à son sens d’intégrer la diversité sociale de la ville et de favoriser l’échange.

Finalement, à travers les exemples de trois métropoles récentes aux prises avec des inégalités criantes et une croissance démesurée, cet ouvrage offre des pistes de lecture et de réflexion pour penser la métropole contemporaine. En prônant les démarches humanistes de certains acteurs ainsi que l’intégration des habitants dans des projets urbains et sociaux, les auteurs montrent que la voie d’un aménagement social se dessine. Certes, celle-ci peine à s’imposer mais a le mérite d’exister. Faisons en sorte qu’elle émerge comme légitime dans la production urbaine