A la croisée des époques, des territoires et des genres, l’épopée tranquille d’une histoire chevaleresque et bouffonne.

On connaissait les mésaventures de Cardenio, qui en avait entamé le récit après avoir rencontré par hasard le chevalier à la Triste Figure et Sancho Pança dans les montagnes arides de la Manche. Trahi par son ami et néanmoins seigneur Fernando, l’infortuné jeune noble d’Andalousie s’était vu dérober sa bien-aimée Luscinda, que le futur duc félon avait préférée à un premier amour, Dorotea, abandonnée sitôt le plaisir consommé, au mépris des serments échangés. La suite de ces mésaventures avait été contée par Dorotea à l’hidalgo et à son écuyer dans l’auberge où elles-mêmes trouvèrent leur heureux dénouement, peu de temps après que notre redresseur de torts et serviteur des Dames eut terrassé de téméraires outres à vin. De la pièce écrite par Shakespeare (et Fletcher) tirée de cette "nouvelle" et intitulée d’après le nom de l’un de ses protagonistes, en revanche, on sait beaucoup moins de choses ; et pour cause, le texte en a disparu sans laisser d’autres traces qu’un remake douteux composé par Lewis Theobald un long siècle plus tard.

Le mystère de cette "pièce perdue" occupe les historiens depuis une quarantaine d’années au moins et sa constitution en objet historique par Harriet Frazier, qui la regardait comme un faux du XVIIIe siècle, avant que d’autres ne viennent contester cette hypothèse. Dans son dernier livre qui ordonne un cours prononcé au Collège de France en 2008 où il retraçait l’histoire de Cardenio "entre Cervantès, Shakespeare et Theobald"   , Roger Chartier – qu’on ne présente plus – reprend à son compte ce thème classique de la réflexion sur l’histoire des textes, qu’il étudie sous l’angle des "circulations textuelles" dans leur rapport aux "pratiques culturelles" de l’Europe moderne.

Tout au long de ces quelques 290 pages, il s’attache donc à retracer les errances d’une histoire, depuis son apparition dans le chef-d’œuvre de la littérature espagnole jusqu’à la "fièvre cardeniesque" qui s’est emparée des scènes et des auteurs anglo-saxons ces dernières années. Des premières traductions et abréviations du Quichotte produites dès le début du XVIIe siècle à ses diverses adaptations pour le théâtre où la mise en scène a pu être influencée par le développement parallèle d’une tradition iconographique, on voyage donc à travers tout le monde connu avant d’accoster plus durablement à Londres, où se noue plus étroitement le problème que l’enquête découvre en suivant son cours.

En surface, ce n’est sans doute pas le moindre des intérêts du livre que de donner à entendre ces  variations à l’infini sur le thème délicieusement truculent de la farce inaugurée, chez Cervantès, par la rencontre de deux gentilshommes pris de folie, Cardenio l’ensauvagé et don Quichotte en délire. De fait, Roger Chartier retrace l’intégralité du parcours de sa recherche, donnant à lire et à voir dans le détail l’ensemble du chemin parcouru, avec ses impasses et les nombreuses pistes défrichées, parfois – souvent – infructueuses. La narration suit donc le rythme lent de l’érudition et de l’assemblage de chacune des pièces retrouvées du puzzle historique, loin des effets d’accélération et de ralentissement habilement mis à profit par Carlo Ginzburg   . On retrouve ce tempo lent dans les détails du style, dans des phrases qui se refusent obstinément à toute sorte d’ellipse, rendant ainsi la lecture parfois fastidieuse et le lecteur toujours moins tolérant face aux innombrables coquilles oubliées dans un texte publié par une maison d’édition pourtant prestigieuse.

C’est finalement dans les dernières pages du livre qu’apparaît avec le plus de clarté l’intérêt profond de l’épluchage minutieux de ces textes (et de ces gravures), qui donne à voir les mutations imposées à l’histoire de don Quichotte et du quatuor amoureux au gré de sensibilités esthétiques, de pratiques culturelles et de préoccupations politiques constamment renouvelées ; car ses métamorphoses élèvent cette pièce perdue au niveau du cas limite, révélateur des reconfigurations culturelles profondes constitutives des époques. Quoi de commun en effet entre, par exemple, les "harmonies bucoliques"   développées dans les longs monologues virtuoses des Folies de Cardenio de Pichou, qui mobilisaient en 1628 à la cour de Bourgogne "les motifs favoris d’une esthétique de l’inconstance des êtres et des éléments"   , et les estampes de Lambert von der Bosch illustrant une traduction de Cervantès publiée en 1657 à l’instigation de la communauté calviniste de Dordrecht "avec le dessein de proposer une critique plaisante mais morale de la vanité des œuvres de fiction"   , intention elle-même bien éloignée du projet des éditeurs d’abréviations burlesques diffusées  par les colporteurs ?

L’histoire de cette histoire est surtout celle d’une œuvre, celle de Shakespeare, d’abord ressuscitée par Theobald avant d’obséder nombre d’auteurs anglais et américains jusqu’à nos jours. Ecrite à plusieurs mains comme nombre de pièces du théâtre élisabéthain, la pièce de Shakespeare et Fletcher, tirée d’un roman conçu comme un recueil d’histoires et ayant d’abord vocation à être jouée, a été prise en note, recopiée, modifiée, adaptée, mais jamais publiée. Lorsqu’au début du XVIIIe siècle, dans l’Angleterre des Hanovre et de Walpole, Theobald s’attache à restituer dans sa pureté l’œuvre de Shakespeare tout en l’adaptant au goût et aux attentes du public contemporain, la disparition somme toute banale de ce texte ou sa profonde altération ne sont plus aussi acceptables. "La désignation du dramaturge comme le poète national par excellence et la construction de Shakespeare comme l’incarnation même du patriotisme, de la vertu et du goût anglais sont opposées à la décadence des spectacles (…) et à la corruption des mœurs"   : l’usage du "bard" sert ainsi aussi bien la propagande conservatrice du parti Whig que le renforcement du sentiment national dont il devient un monument, deux conditions qui, en retour, n’ont pas manqué d’influencer les choix opérés par Theobald dans son travail de reconstruction littéraire d’un original shakespearien bel et bien disparu.

Roger Chartier ne déploie donc pas seulement une réflexion sur le sort des textes – en l’occurrence dramatiques – et la précarité des "traces" qui appuient la construction du récit historique. Après Theobald, les incessants retours à la pièce disparue sont significatifs d’un changement profond et durable dans la manière de considérer les œuvres littéraires : " Dans le cas de Cardenio, l’absence de tout "Ur-Text"   abolit les contraintes qui limitent ordinairement les variations textuelles  ou les incarnations matérielles de la "même" œuvre. (…) d’un autre côté, la multiplication textuelle des "Cardenio" témoigne aussi pour une fondamentale stabilité : celle du nom d’auteur"   . À la suite de Michel Foucault, Chartier observe donc dans la controverse toujours ravivée sur l’authenticité de l’adaptation par Theobald de Shakespeare le signe avant-coureur d’une "mutation de l’ordre du discours" dans l’Europe moderne, cristallisée dans l’émergence de "la 'fonction auteur' qui assigne l’unité et la cohérence d’une œuvre à la singularité d’un sujet propriétaire et responsable de ses écrits." De ce nouvel ordre du discours, la "puissance est telle qu’il soumet à ses principes des textes conçus et reçus avec des attentes, des ressources, des catégories fort différentes"   . Autour de l’auteur naît alors "la littérature" comme  tension entre l’œuvre et le récit, obligeant l’historien à "penser les œuvres dans l’historicité de leur mode des compositions", et les récits dans "les normes et les gestes qui régissent les pratiques des différentes communautés de lecteurs"