Même si la narration est une démarche partagée par les historiens et les romanciers, il existe entre eux une lutte pour la représentation de la réalité, comme l’analyse le livre de Carlo Ginzburg.

* Cet ouvrage a été publié avec l’aide du Centre national du livre.

 

Carlo Ginzburg, moderniste spécialiste des procès de l’Inquisition, apparaît comme l’une des figures majeures du courant de la micro histoire, après la parution en 1976 de l’ouvrage qui l’a fait connaître en France Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier frioulan du XVIe siècle, (traduit en 1980). Dans son dernier livre, Le fil et les traces. Vrai faux fictif, l’auteur réfléchit sur la difficile écriture de l’histoire et sur les rapports qu’entretient l’histoire avec la littérature.

Il utilise, ainsi, le mythe du fil d’Ariane pour comparer les relations entre les traces, constituées par les sources de l’historien, et le fil, qui renvoie au récit qui sert à s’orienter dans le réel, assimilé à un labyrinthe.

Les sceptiques mis en doute

Dans la préface l’auteur s’inscrit en faux contre la tendance générale marquée par le courant néo-sceptique qui assimile récits de fiction et récits historiques. L’attitude sceptique remettant en cause la scientificité des écrits historiques à cause de leur caractère subjectif a des implications multiples tant sur le plan cognitif que politique. C. Ginzburg rappelle ce qu’avait déjà mis en avant Marc Bloch, dans son Apologie pour l’histoire : le texte éclaire sur la mentalité de son auteur. Contre le scepticisme positiviste qui met en doute la fiabilité d’un document, Bloch oppose l’utilisation des témoignages involontaires ou la possibilité d’isoler, dans les témoignages volontaires, un noyau involontaire, plus profond. Contre le scepticisme antipositiviste qui s’en prend au caractère référentiel des textes comme tels, l’auteur reprend des arguments de Bloch : les documents recèlent de voix incontrôlées, qui trahissent les intentions de ceux qui les ont produits. Si l’on se réfère au projet de Walter Benjamin de lire les témoignages historiques à rebrousse-poil (contre les intentions de ceux qui les ont produits, même s’il faut en tenir compte) : cela revient à supposer que chaque texte renferme des éléments qui échappent au contrôle de son auteur. Tout texte laisse des traces et le projet de Ginzburg est bien de mettre à jour, d’expliquer ces traces : c’est pourquoi il revient, à travers tout l’ouvrage, sur ses propres recherches, sur les travaux d’autres historiens du passé comme du présent.

Le vrai comme source d’inspiration

Ginzburg, après avoir distingué le vrai de la fiction, éclaire la notion de faux qu’il assimile au non authentique, à ce qui prend les allures du vrai sans en être. On peut songer ici au scandale qui éclaboussa, récemment, l’agrégation externe d’histoire. Le document d’histoire médiévale, donné en commentaire aux candidats, y était présenté comme un document du XVe siècle alors qu’il s’agissait, en fait, d’un texte rédigé en 1964 à partir de documents authentiques. Après avoir posé les enjeux de l’ouvrage, explicité son parti pris, l’auteur considère chaque chapitre comme un cas qui "pose une question sans fournir la réponse en signalant une difficulté non résolue", selon la définition d’André Jolles dans Formes simples.

Puissance de l’ekphrasis / exploitation des sources

Dans le chapitre inaugural, dédié à l’historien Arnoldo Momigliano, Ginzburg revient sur la façon dont les historiens, au fil du temps, se sont attachés à rendre le réel. Il montre qu’il s’agit d’un résultat produit par de multiples éléments tant extratextuels que textuels. Les historiens utilisent des procédés, liés à des conventions littéraires, pour communiquer un "effet de vérité". L’auteur distingue alors les historiens de l’Antiquité de ceux de l’époque moderne et contemporaine. Il montre que l’historien de l’Antiquité, pour convaincre ses lecteurs, devait communiquer la vérité de ce qu’il rapportait en ayant recours à l’enargeia, que l’on peut traduire par "vivacité". Il convient de mettre le fait sous les yeux, de montrer et non de raconter. C’est pourquoi les écrits antiques révèlent un important recours au champ de la peinture, que ce soit pour décrire une bataille ou la peste qui fit rage à Athènes vers 430 av. J.-C.

L’auteur rappelle la différence majeure entre notre concept d’histoire et celui des Anciens : pour eux, la vérité historique repose sur l’enargeia alors que, pour nous, elle repose sur les documents. L’enargeia était fondée sur l’oralité, sur la gestualité et visait à communiquer l’illusion de la présence du passé. A l’inverse, à partir de l’époque moderne, les historiens s’appuient sur les sources : les citations soulignent que l’accès au passé ne se fait que de manière indirecte. Dès lors, les citations, les renvois au texte se multiplient tout en révélant une culture dominée par l’imprimerie.

Alors qu’Arnoldo Momigliano dans son essai L’histoire ancienne et l’Antiquaire (1950) situait la fracture d’avec la tradition antique dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, sous l’influence d’antiquaires, Carlo Ginzburg place cette rupture un siècle plus tôt. Pour cela, il s’appuie sur la figure du philologue antiquaire Francesco Robortello d’Udine, qui considérait l’histoire comme une technè avec une finalité explicative. La connaissance du passé apparaît, de fait, comme incertaine, lacunaire et fondée sur une masse de fragments.

De la dangerosité d’un scepticisme extrême

Le chapitre XI aborde la question du négationnisme et montre avec brio quelles peuvent être les conséquences d’un scepticisme poussé à son paroxysme ; Carlo Ginzburg revient sur le cas de Hayden White. Dans Metahistory (1973), le théoricien américain s’intéresse de moins en moins à la construction d’une science générale de la société et de plus en plus au côté artistique de l’activité de l’historien. White est, alors, influencé par le philosophe Giovanni Gentile, pour qui l’historiographie créé son propre objet, l’histoire. Le fait n’a qu’une existence linguistique, pour reprendre Roland Barthes. White va plus loin et pose que la distinction entre un mensonge et une interprétation erronée est difficile à tracer quand il s’agit de faits historiques moins documentés. Même s’il affirme ne pas être d’accord avec les négationnistes sur le plan moral et politique il soutient, par ailleurs, ne pas pouvoir prouver que leurs propos ne sont pas une contre-vérité. White s’apparente alors à l’un de ces "assassins de la mémoire" évoqués par Pierre Vidal-Naquet dans son ouvrage du même nom. Selon Ginzburg, la micro histoire fut une réponse méthodologique aux néo-sceptiques puisqu’il s’agissait d’analyser des phénomènes à l’échelle restreinte. Dans les chapitres XII et XIII, l’auteur revient sur le courant dont il est une figure de proue et sur l’importance qu’eut, pour lui, le livre de Siegfried Kracauer : History. The last thing before the last (1969). L’historien italien rapporte l’analogie que Kracauer établit entre la photographie et l’histoire, l’idée selon laquelle la réalité est discontinue. Dans son sillage, Ginzburg exprime sa conviction profonde : les forces les plus significatives se manifestent dans ce qui est petit, insignifiant.

Déceler le non-dit, l’implicite dans la source

Enfin, dans le chapitre XIV, Ginzburg fait appel à la notion de "texte dialogique" forgée par Mikhaïl Bakhtine pour les romans de Dostoïevski qui ont une structure dialogique ou polyphonique car aucun personnage ne peut être identifié au point de vue de l’auteur. Il applique cette notion aux procès de l’Inquisition. L’auteur souligne que de nombreux procès demeurent monologiques car les réponses des accusés sont le reflet exact des questions posées par les inquisiteurs. Cependant, il met en exergue le fait que dans les procès du Frioul il existe un écart entre les attentes des inquisiteurs et les confessions spontanées des benandanti. En effet, le détail de la retranscription des procès lui permet de déceler le jeu des menaces puisque les paroles sont consignées, au même titre que les gestes, les silences, les réactions des accusés.

Ainsi, l’ouvrage de Carlo Ginzburg constitue une lecture stimulante et enrichissante sur ce qui constitue l’un des aspects majeurs du métier d’historien, l’écriture de l’histoire. Pour reprendre les termes de l’auteur lui-même : "les historiens (et, de manière différente, les poètes) ont pour métier ce qui fait partie de la vie de tout un chacun : démêler cet entrelacement du vrai, du faux et du fictif qui forme la trame de notre présence au monde" (p. 16)
 

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