Qui est métis? Comment investir une identité symbolique? Quelques pistes pour dévoiler l'"Impensé racial" français.

Bertrand Dicale était connu jusqu’ici comme étant l’un des plus éminents journalistes culturels français. Mieux, comme l’un des équivalents français de ces journalistes-essayistes des formes culturelles populaires que l’Amérique est habituée à produire (Ben Edmonds, Peter Biskind, Peter Guralnick, Jeff Chang…). Il n’y avait donc aucun risque qu’en commettant cette sorte de coming out qu’est Maudits métis, Bertrand Dicale puisse être soupçonné de compter parmi cette catégorie d’acteurs de l’espace et du débat publics français qui, issus de certaines "minorités visibles", sont en réalité des "entrepreneurs raciaux" : leurs discours, leurs actions sociales (leur être social en somme) sont organisés autour de la "question raciale", celle-ci devenant ainsi un capital social.

Bertrand Dicale courait d’autant moins le risque d’avoir commis un ouvrage d’"entrepreneur racial" qu’il a choisi la difficulté : parler de ce qu’être "métis" peut vouloir dire symboliquement en France (il a conscience ce que des analyses différentes sont susceptibles d’être faites d’un pays à un autre) plutôt que du métissage, sachant que cette dernière catégorie est devenue si diablement romantique dans le langage (français) contemporain que les métis sont précisément les grands absents de l'Histoire du métissage publiée en 2003 par Nelly Schmidt   . Une absence paradoxale si l’on se souvient de ce qu’un an plus tôt David Guyot avait signé, à propos des métis au Togo, un remarquable Destins métis. Contribution à une sociologie du métissage   dont une des prémisses (qui aurait pu servir d’épitaphe à Maudits métis) voulait que "chaque pays, chaque époque possède son idéologie raciale et, s’appuyant souvent sur les vérités scientifiques du moment, seule l’imagination sociale est capable de produire des classifications "raciales" précises"   . David Guyot ajoutait qu’"il peut arriver, à ce propos, que les difficultés rencontrées par le chercheur ne tiennent pas tant à une complexité intrinsèque de l’objet qu’il se propose d’étudier qu’à des résistances produites par des croyances inhérentes aux conditions dans lesquelles apparaît tel ou tel concept. Un des obstacles, et non des moindres, à la construction savante d’un savoir sociologique sur le métissage me semble tenir au fait que l’engouement récent, en France, pour la notion de "métissage" s’est développé dans l’ombre d’une autre notion, jugée très sensible, celle de "race""   .

Ainsi, alors que la notion de métissage "valorise un mélange harmonieux de ce que par ailleurs elle refoule, cette théorie se trouve enfermée dans un syllogisme qui rend son objet supposé (le métis) pour le moins fuyant : – le métis est issu de races distinctes – la race n’existe pas – donc le métis n’existe pas (…)"   . Bertrand Dicale vérifie en quelque sorte cette hypothèse autrement qu’avec les outils des sciences humaines et sociales impliquées dans les études raciales ou les études de Sexual Mixing : "Un Noir, un Blanc, un métis. Pourquoi une lettre capitale à mon père, pourquoi une lettre capitale à ma mère, pourquoi une lettre minuscule dès lors qu’il s’agit de mes frères et moi ? On m’a répondu : un Noir, c’est une race ; un Blanc, c’est une race ; un métis, ce n’est pas une race. A partir de quand, donc, est-on une race et a-t-on le droit, à ce titre à une majuscule ?".

Maudits métis démêle finement l’écheveau des représentations sociales dont les métis sont l’objet en France – les pages consacrées au stéréotype qui prête aux "bébés métis" une beauté quasi ontologique sont parmi les plus savoureuses – ainsi qu’aux injonctions plus ou moins paradoxales qui leur sont adressées : l’injonction de négrité ; l’injonction de créolité (l’hommage rendu à Édouard Glissant n’interdit pas à l’auteur de qualifier cette injonction de "calvaire métis") ; l’injonction de "blanchité" (comment peut-on être un métis spécialiste de la Grande chanson française et aimer Kassav ? Juliette Gréco ou Jacob Devarieux, il faut choisir !). Ici, l’on se surprend à se demander pourquoi le roman français contemporain est indifférent à ces questions, lors même que le public français plébiscite les romanciers américains qui se les approprient pour leur propre pays (La tâche, Le Dernier des Savage, Effacement, etc.). Il y a certes eu Beau rôle de Nicolas Fargue   , dans un registre somme toute superficiel. Même s’il s’était davantage agi de Noirs que de Métis et même si une tentation théoriciste peut vouloir l’emporter chez elle sur le simple "dévoilement" de ce qui ne se donne pas à voir spontanément, Léonora Miano était allée plus loin avec Tels des astres éteints   . C’est tout. Ou presque. L’"Impensé racial" français, sans doute.

Dévoiler ce qu’on analysera, au mieux, comme des pensées sociales "spontanées" sur les Métis, Bertrand Dicale le fait donc plutôt de manière très inspirée. Et comme il ne revendique pas une dignité de psychologue social ou de spécialiste de Sexual Mixing, et comme il dit réfléchir simplement à partir de son propre cas, on ne lui fera donc pas grief de ne pas assez prêter attention au fait que des Métis, il n’y en a pas seulement dans le contexte d’unions entre Blancs et Noirs. Si l’on ose dire, il en existe de toutes sortes. Sans doute davantage que les 53 catégories répertoriées du temps du Mexique colonial par la Pintura de castas. Et chacune de ces catégories doit pouvoir se prêter à une analyse spécifique. Il y a quelques années de cela, la série ER (Urgences en France) avait représenté sur plusieurs épisodes une union entre le Dr Pratt (afro-américain) et le Dr. Jing-Mei Chen (asiatique). A une amie journaliste et intellectuelle (on précisera volontiers qu’il n’est pas question ici de son genre mais de son hypertropisme colorblind) avec qui l’on riait des vicissitudes proprement sentimentales de cette union, l’on s’était laissé aller à demander : "Ne vois-tu rien d’autre dans cette union" ? Elle avait répondu : "Qu’est-ce que tu vas chercher ? C’est une belle histoire de métissage !". L’on avait enchaîné : "Oui mais pas seulement. C’est aussi une Amérique réfléchissant sur elle-même. Ne penses-tu pas que figurer sur une grande chaîne US, à une heure de très grande écoute, l’une des unions les plus rares aux États-Unis, celle entre un Noir et une Asiatique, est un moyen d’exposer et de questionner les tensions, plus ou moins sourdes, qui opposent ces deux ‟communautésˮ". Nous en étions convenus aisément (elle préférait simplement élaborer sur ce genre de choses à partir de The West Wing). Et nous avons souvent ri, depuis, à l’idée que Michel Drucker ait pu nous entendre conjecturer sur "l’invisibilité" en France des asiatiques ou des Métis ayant une ascendance asiatique, puisqu’il a figuré récemment sur une des grandes chaînes de télévision françaises un Métis "moitié vietnamien, moitié français", Théo Phan. Il est d’ailleurs possible que les décideurs politiques n’aient pas compris cet… avant-gardisme de Michel Drucker, puisque la "diversité" gouvernementale et parlementaire reste en France totalement ignorante des français ayant peu ou prou des "origines" sud-américaines, asiatiques, du sous-continent indien, etc.

Si Bertrand Dicale donne le sentiment d’avoir domestiqué intellectuellement (et donc socialement) son statut "particulier" de Métis Blanc-Noir, sa réflexion ne suggère pas qu’il fasse l’hypothèse que cette maîtrise identitaire ne soit pas universellement partagée et même qu’elle soit hors d’accès pour nombre de Métis interraciaux : échapper à une assignation à ce non-lieu qu’est la "double culture" n’est pas simple. Certains trouvent un accommodement raisonnable à se sentir "plus Noir que les Noirs", d’autres à se sentir "plus Blanc que Blancs", d’autres encore (s’ils ne sont pas "trop" Métis) préfèreront négocier socialement la race, en se donnant à voir suivant les contextes comme Noir, comme Blanc ou comme Métis. Au mieux, on bricole. Au pire on a besoin d’un ethnopsychologue, et il peut arriver que ce soit tardivement, par exemple lorsqu’ils ne sont mobilisés qu’en tant qu’experts dans les adoptions interraciales devenues problématiques ou devant les juridictions pénales. Maudits Métis n’engage pas non plus à une différenciation statutaire du Métis selon l’appartenance raciale du père. Or être Métis peut ne pas avoir la même signification (sociale et individuelle) ni la même portée sociale selon que c’est le père ou la mère qui est Blanc. David Guyot l’avait explicité pour ce qui est du Togo, mais son hypothèse est extrapolable dans d’autres contextes nationaux et spécialement en France, compte tenu notamment du savoir disponible sur "l’économie" de certains échanges interraciaux