Une autobiographie-fleuve, une fresque historique et sentimentale sous le signe de l’ambiguïté.
Julien Green aura toujours été hanté par un double. Son autobiographie Jeunes années raconte ce dédoublement de la langue et du corps. Dans les cinq livres qui la composent, Julien parcourt ses mémoires de la petite enfance à l’âge adulte. Au moment où il écrit, Julien Green est déjà un écrivain pleinement affirmé, reconnu (élu à l’Académie française, son œuvre complète représente sept volumes de l’édition Pléiade, mais on ne peut pas dire qu’il soit à la mode). Son autobiographie-fleuve se situe au confluent de deux sources, l’américaine – et anglophone au sens large – et la française. Un entre-deux qui sera au cœur de toute son écriture.
L’ouvrage, subdivisé en cinq livres, est monumental. Il s’impose comme une traversée à toute allure du premier XXe siècle : de l’après 1870 aux Années folles, en passant par la Première Guerre mondiale. Ces années fébriles se déroulent entre la France et les États-Unis, avec un passage en Italie lors de la guerre. Le texte retranscrit, dans ses béances et ses ellipses, ces fractures historiques et géographiques, ces passages forcément complexes entre une langue et une autre. Voix singulière, qui laisse en permanence entendre un double fond miroitant, caractéristique.
Une autre grande fracture culturelle caractérise la vie de Julien Green : le conflit entre la religion et la sexualité. C’est un problème central, permanent, obsédant. La question est tout de suite là, dès l’âge le plus tendre. Julien n’est qu’un enfant quand il se demande déjà, anxieusement : “Am I saved ?" . Il pressent déjà que son désir naissant le voue à la damnation. Le sévère endoctrinement familial en est peut-être la cause. La question de la salvation, horizon de toute foi, est caractéristique de la tradition des confessions ; Julien Green ne cessera de la répéter, tel – bien avant Rousseau – Saint Augustin.
Confessions entre deux
L’autobiographie de Julien Green se donne ainsi comme une suite d’avancées et de repentirs, de confessions et de silences, vacillant entre examen de conscience et récit d’apprentissage érotique. La retenue de l’écrivain laisse alors au lecteur le soin d’interpréter, de s’identifier et de compatir ou de se désolidariser et condamner. L’auteur affirme d’ailleurs ne pas vouloir reconstruire un récit cohérent, mais laisser les souvenirs s’imposer, isolés par les “blancs qu’il découvre dans sa vie" , pour mieux, sans doute, la reconstruire à son bon gré. Il entrecoupe le flux narratif d’ellipses et de silences fort éloquents. Les faits, souvent anecdotiques, sont racontés sur un ton qui mêle humour et gravité. Le style est simple, net, souvent paratactique. Influencé sans doute par une lecture assidue de la Bible, dans la tradition protestante.
Il laisse néanmoins peu de place à la complainte et au pathétique. Les faits sont toujours mis à distance par un voile d’humour mélancolique, compassion douce. Le premier volume est ainsi hanté tout entier par la voix – anglaise – de la mère précocement disparue. Sa mort marque à jamais le jeune Julien. La Première Guerre mondiale, à laquelle Julien Green participe sporadiquement au côté des Américains, clôt définitivement le monde de l’enfance. Les doutes, les tentations s’insinuent, rendues plus vives par la proximité et la camaraderie militaire.
Le départ aux États-Unis et les souvenirs d’université sont au centre du troisième livre, qui prend l’allure de mémoires de collège. Le jeune Julien se retrouve alors très seul, bien malheureux chez les Américains qu’il appelle les “barbares", mais dont il jalouse la beauté athlétique. Ses désirs et ses ambitions d’écrivain se précisent. Commence le récit d’une vocation encore incertaine, parfois ridicule, mais de plus en plus féroce. Il songe à écrire un apud barbaros en latin, projet vite abandonné. Il est trop occupé, peut-être, par ses amours malheureux.
Les années parisiennes
Ce n’est qu’au retour en France que le jeune Julien prend pleinement conscience de lui-même. Le livre grandit avec l’auteur. Le balbutiement du désir adolescent se transforme en réflexion amoureuse d’un homme déjà mûr, mais abîmé dans ses contradictions. Après cinq cents pages de réflexion sur la pureté et le péché, le voici en train d’arpenter fiévreusement les rues de Paris. En particulier la “rue des mauvais garçonsˮ, où il espère faire des rencontres. Ses flirts sont nombreux mais peu concluants. L’arrivée d’un ancien amour d’Amérique le jette dans tous ses états. Le bonheur semble fort lointain.
Sa révélation homosexuelle coïncide avec ses débuts dans le monde littéraire. Julien reste avant tout un homme de foi. Un clerc en civil. Un écrivain en quête de divin. S’il commence très jeune à écrire pour la NRF, son premier livre est un pamphlet contre les catholiques : non une attaque laïque mais une critique de l’intérieur. Julien se plaît en nouveau Savonarole, quelque peu en décalage avec son temps. Car nous sommes à Paris, ville effervescente du surréalisme. L’époque est à la libéralisation des mœurs.
Julien fréquente les salons mondains et littéraires, les cafés et les bistrots les plus en vogue, Le bœuf sur le toit. Le surréalisme fait rage, “on y apprend à gifler les cadavres" . On s’enthousiasme pour Proust, Freud, Joyce. On croise Cocteau, Radiguet, Gide, Anna de Noailles… Julien Green voit tout cela de loin. Son écriture suit du reste une ligne assez étrangère à toute révolution surréaliste ; la critique la compare souvent à la tradition des romanciers catholiques du début du siècle. L’analogie reste incertaine. Son cinquième livre, assez court et un peu disjoint du flux narratif des quatre premiers, est une sorte d’épilogue. Julien Green y développe des réflexions sur ses propres romans – leur rapport à la foi, à la psychanalyse.
Dr Green, M. Hyde ?
En effet, la finesse de ses analyses vaudra à Julien Green l’attention de psychanalystes comme Mélanie Klein. Chez Green, la discrétion sèche de l’académicien, le goût inné du rite religieux, ne peuvent effacer un goût puissant pour la franchise de la littérature. Celle-ci n’étant autre que le fait de voir, et dire le cœur des choses, passant outre les filtres idéologiques ou moraux qui les déforment habituellement. Sa liberté est certes paradoxale, toute en retenue ; d’autant plus subversive, peut-être.
Il frôle en même temps le double discours. Car il est par moment confiné, étouffé, par le culte du secret. Sur lui pèse un soupçon du narcissisme honteux. Sa pensée est toute marquée par l’obsession de l’isolement, de l’abandon, de la damnation. Cette peur s’enracine dans la perte prématurée de la mère. Elle est aussi liée à un pessimisme profond, qui trouve ses avatars littéraires dans la figure biblique de Job, livre de la Bible que Julien préfère parmi tous (avec l’Ecclésiastique et les Proverbes). La pensée fixe du salut, la distinction manichéenne entre le pur et l’impur deviennent obsession maniaque, maladive. Cet état négatif est heureusement traversé par des éclairs d’une force intempestive. Désir ? Prise de conscience ? Nécessaires révélations vers “la découverte de cet inconnu que l’on appelle l’autre" .
Pourtant, ses nombreuses rencontres sont marquées par l’impossibilité d’aimer, ou par la fulgurance sensuelle dénuée de participation affective. Elles sont liées à l’impossibilité de cerner la spécificité de l’oppression dont il est sujet et objet. Il ne peut se dépeindre que suivant deux images : dans le rôle d’amant malheureux, idéalisant son idole (l’image récurrente est celle de l’éphèbe grec, du dieu, de l’ange, de l’Apollon, etc.) ou dans le rôle de dandy séducteur de garçons passagers. Tel serait l’effet d’une morale religieuse qu’il révère pourtant.
Julien Green nie d’ailleurs toute spécificité du désir homosexuel : “C’était la sexualité tout entière que je refusais, qu’elle fut ou non celle de la majorité" . Posture ? Refoulement ? Car tout en acceptant ce déni, il ne cesse de s’insurger. “Je l’aime, pensais-je. Il faudrait mourir. Or mourir, pourquoi ? Parce qu’il n’y avait pas de place, dans le monde actuel, pour un jeune homme amoureux d’un autre. Personne ne comprendrait. On me croirait fou…" . Il interroge donc avec pertinence l’hétéro-normativité d’une certaine culture de la majorité. Dans ce questionnement, une place de choix est donnée aux œuvres littéraires. La Divine Comédie, les Bucoliques par exemple . La découverte universitaire que l’homosexualité était une pratique courante dans l’Antiquité provoque pour lui une véritable “révélation" . En ce sens, cette somme autobiographique peut être lue comme un complément, crypté et polémique, à l’œuvre de Gide, et en particulier son Corydon. Si parler de théorie queer serait peut-être prématuré, on aperçoit en germe une nouvelle épistémologie, destinée, à terme, à révolutionner l’approche des sentiments humains.