Dans cet ouvrage, Emmanuel Amougou nous propose de considérer la notion complexe et métaphorique qu’est l’étalement urbain à travers le champ social et relationnel. Une approche politico-sociologique pour répondre à un problème spatial.  

Les "Étalements Urbains" sont depuis quelques années sur le devant de la scène. Considérés consensuellement comme un fléau, ils en appellent à la densification, aux mouvements pendulaires, au mitage... Autant de concepts qui participent à la complexification de la notion d’étalement urbain, jusqu’à l’abstraire. C’est dans ce foisonnement sémantique, dans ce bourdonnement de recherches et de concepts qu’Emmanuel Amougou nous propose de prendre de la distance et de redéfinir cette notion devenue fourre-tout, de lui porter un regard pluriel nouveau afin de mieux la comprendre. Pour ce faire, la démarche de l’auteur est pragmatique : il décide d’étudier sur un terrain concret- la Gironde- les discours qui accompagnent les phénomènes d’étalement urbain afin de mieux en extraire les représentations symboliques qui expliquent à la fois la perception du phénomène comme nuisible et les réponses opérationnelles qui y sont apportées. L’auteur, en toute modestie et en toute prudence, nous rappelle qu’il n’y a pas un mais des étalements urbains et qu’il n’entend en rien généraliser son étude qui se cantonne à la Gironde. Mais ce court essai a indéniablement une portée conceptuelle et polémique qui dépasse le niveau local.

 

Le rapport de l’État aux territoires : une approche historique des étalements urbains

L'imaginaire commun veut que, si l’État est une image, les territoires en  soient alors les pigments. Et c’est à ce titre que l’État domine historiquement toutes les structures locales en légitimant leur action. L’importance des territoires n’a donc de sens que si l’État a délégué ses pouvoirs. C’est l’exemple de la décentralisation : les communes ont la capacité d’agir mais c’est l’État qui les légitime. 

Mais alors, qu’est-ce le territoire d’État ? Il est ici décrit comme un espace en expansion, se construisant par rapport aux autres territoires et lui-même composé d’une constellation de territoires sur lesquels il doit s’appuyer : "l’ancrage au sol [est] une nécessité constitutive de tout État"   . Il est donc normal que l’État ait prise sur le terroir, et que cette prise se traduise à l’heure actuelle par la question territoriale, véritable réaffirmation de la domination de l’État sur les territoires locaux via des agents pour lesquels l’intérêt est cette même domination, étant donné qu’ils représentent l’état à cet échelon territorial. La loi SRU est donc un témoignage de "l’intérêt que porte l’État sur ses territoires"   . C’est à ce titre que l’auteur affirme que le rôle de la décentralisation, comme celui de la démocratie participative, sont "une nouvelle trouvaille des agents du personnel politique et de leurs alliés médiatiques"   pour asseoir leur emprise sur les territoires, mais de façon moins ostensible. 

L’État se construit donc sur les territoires, et à ce titre il y affirme sa légitimité ; les territoires cherchent à se détacher de l’emprise de l’État mais font ainsi le jeu de ce dernier. En fait, ils sont le support de l’État, et les représentations communes nous le montrent bien.

Tout le système territorial repose sur la légitimité historique admise de l’État sur les structures sociales. Le lien intrinsèque de l’État au territoire en tant qu’il est à la base de son organisation, pose la question suivante : la nouveauté des formes territoriales induit-elle une redéfinition de l’État ? Comble du paradoxe, c’est la représentation sociale de l’opposition national contre local, induite par la légitimité sociale de l’État, qui aboutit aux "localismes" et donc à la contestation de l’État, ce qui explique qu’il cherche a se réaffirmer ; mais, en se réaffirmant, il va s’opposer au local et ainsi de suite. Si l’État fait le territoire, ce sont les représentations sociales qui légitiment son action et donc indirectement le territoire. 

"Le territoire n’est pas d’abord un espace, mais bien plutôt la matérialisation de l’étendue d’un pouvoir"   , il répond donc à des logiques de domination. E. Amougou nous invite à considérer les interactions politiques au sein d’un territoire comme autant de preuves du rôle fondateur des jeux de pouvoir dans le passage à l’action opérationnelle. Mais ces jeux de pouvoirs sont toujours dominés par l’État : ZUP, patrimonialisation, opérations ANRU, etc. Autant de preuves du contrôle de l’État sur les mécanismes territoriaux, autant d’interactions politiques entre national et local, entre dominant et dominé. Car en Gironde par exemple, c’est l’État qui a pris l’initiative du passage à l’acte en créant la ZUP de Floirac, Cenon et Lormont, et en ce sens qui domine. Et l’auteur de marteler que l’action de l’État est devenue productrice de ces nouveaux découpages territoriaux tout au long de la Ve République. 

Pourtant, même si l’État domine, le rapport dominant / dominé n’est pas clairement établi : les acteurs locaux reprennent les opérations de redécoupage territorial à leur compte et participent à la reproduction de discours élaborés par l’État. Chaban-Delmas est à ce titre un intermédiaire entre l’État et les habitants, se servant du discours et des structures d’État pour asseoir sa position politique dans l’opération de la ZUP de Floirac, Cenon et Lormont. L’auteur parle de "scénario étatique localisé"   

Discours, constructions sociales et étalements urbains

La démarche d’Emmanuel Amougou s’attache, dans un premier temps, à nous montrer les étalements urbains sous le prisme des discours développés par les acteurs locaux, discours insufflés et portés par l’État. À ce titre, l’ouvrage est parsemé de citations d’acteurs locaux, historiens, architectes, urbanistes et même d’un romancier. Seule critique : le discours politique n’est pas concrètement représenté, même s’il est ostensible dans les interviews. En effet, les acteurs impliqués dans la construction des territoires sont vus comme des constructions sociales, comme des "arbitraires sociaux"   , régis par des logiques individuelles et collectives, et dont les discours et l’action se conforment à la place relative de chacun dans ce territoire en érection, qui devient alors un "lieu commun étatique"   .

De l’étude de ces discours, l’auteur nous montre avant tout la vision consensuelle de l’étalement urbain comme une fatalité. Ce discours fataliste, relayé par les professionnels de l’aménagement, est aussi partagé par les représentants de l’État. La lutte contre l’étalement urbain apparaît ainsi comme une lutte quasi épique des responsables, élus ou techniciens, contre l’individualisme des habitants. On en retire le sentiment que l’habitant est "responsable" des étalements, directement ou indirectement, consciemment ou inconsciemment. Et s’il ne l’est pas, il n’y est pas sensible, cela ne l’affecte pas. Tous les discours présentés par E. Amougou vont dans ce sens, nous montrant à quel point le discours commun est présent, non seulement chez les techniciens, mais aussi plus largement chez les intellectuels (professeurs, historiens, romanciers). Tous partagent cette vision paternaliste que l’habitant, ce grand enfant, ne parvient pas à saisir les conséquences de son aspiration à la maison individuelle, les conséquences de son individualisme.

Et c’est là où l’ouvrage d’Emmanuel Amougou est particulièrement intéressant : il révèle la pensée des élites qui, se voulant "humanistes", véhiculent une vision technocratique et quasi totalitaire de l’urbanisme. On est dans la droite ligne des discours tenus par les hygiénistes du début du siècle dernier. 

En réalité, l’habitant n’est responsable en rien : peut-on reprocher à quelqu’un de vouloir s’installer dans une maison individuelle pour bénéficier d’un meilleur cadre de vie ? Et peut-on reprocher à cette même personne de miter nos campagnes alors que les prix de l’immobilier et du foncier lui interdisent de se rapprocher de la ville-centre ? L’État est responsable de la construction du territoire et donc des étalements urbains, c’est à l’État d’assumer les volontés individuelles des habitants - et parmi elles le désir d’avoir une maison - et de leur permettre de se réaliser "proprement" sans miter le territoire. Le discours fataliste développé a pour effet de justifier les étalements urbains tels qu’ils s’opèrent actuellement, sans chercher à les contrôler ni à les assumer.

L’auteur nous fait remarquer à juste titre qu’on parle aujourd’hui de périurbanisation, et non plus de rurbanisation. Ce glissement sémantique nous montre le changement du phénomène d’étalement urbain : le rurbain, c’est l’urbain, souvent de classe moyenne à classe moyenne supérieure, qui va s’installer à la campagne en quête de nature et d’espace. L’arrivée des rurbains dans les campagnes françaises marque le début de rapports tendus, dans ce milieu, entre les autochtones et les nouveaux arrivants, ces derniers voulant bien souvent affirmer leur urbanité, revendiquant leur cadre de vie et luttant contre tout changement. Aujourd’hui, le phénomène de rurbanisation s’essouffle : c’est le retour en ville des classes moyennes supérieures, la gentrification comme l’appellent certains. C’est dans ce cadre qu’on parle de périurbanisation. La périurbanisation, c’est l’arrivée massive en périphérie des grandes villes, dans des villages devenus communes périurbaines, des classes moyennes ou des classes plus pauvres qui ne parviennent plus à se loger décemment en ville, et qui sont contraintes à cet éloignement pour garder un cadre de vie acceptable. La périurbanisation, comme la rurbanisation en son temps, est donc bien l’expression d’une domination sociale, celle des classes moyennes supérieures et aisées qui chassent de plus en plus loin des villes les habitants des autres classes. Et cette domination est assise par l’État et son discours fataliste, "cette fatalisation des mécanismes sur lesquels reposent les transformations des réalités urbaines [...] participe sans aucun doute de la dissimulation des formes de domination et de leurs effets sociaux dont les villes continuent d’être des lieux de cristallisation."   .

 

Vers une nouvelle approche des étalements urbains comme une "construction sociale"  

L’auteur invite la recherche urbaine à se détacher des lieux communs, des discours fatalistes, de "l’usage simpliste et naïf des métaphores"   , pour "examiner les mobilités individuelles ou collectives des urbains vers les campagnes d’un point de vue relationnel"   et pour éviter de tomber "dans la logique de légitimation par dissimulation des logiques sociales à l’œuvre "