La gentrification, parfois appelée en France embourgeoisement, est un processus socio-spatial affectant les villes françaises, et conduisant à la transformation des paysages urbains et à une profonde rupture dans la composition socio-démographique de certains quartiers. Le "reader", The Gentrification Debates, publié aux édition Routledge, offre un condensé des débats traversant la recherche anglo-saxonne sur la question. Ce détour par la recherche de langue anglaise n'est en rien un effet de mode, mais constitue une étape nécessaire pour la compréhension de processus largement observés dans les métropoles françaises.

Qu’ont en commun les quartiers de La Croix-Rousse à Lyon, le canal Saint-Martin à Paris et Montreuil dans la première couronne de la banlieue parisienne ? Il s’agit de trois territoires soumis à un processus de gentrification, terme anglais parfois traduit par celui d’ ” embourgeoisement ”. Si le mot n’est pas forcément connu du grand public, les citadins en ont une expérience quotidienne empirique quand ils parcourent les rues des grandes villes françaises. En tant que processus socio-spatial, la gentrification se mesure avant tout par ses effets, inscrits matériellement dans les espaces urbains. Il existe ainsi un certain nombre de marqueurs indiquant l’existence d’un processus en cours : la rénovation des immeubles de logements, la reconversion d’anciens ateliers ou entrepôts, l’installation de nouvelles boutiques et de lieux de sociabilité, en particuliers des cafés, des restaurants ou des galeries d’art. Dans le Dictionnaire de Géographie et de l’espace des sociétés, la gentrification est définie à un premier niveau comme “un processus d’installation de résidents d’un niveau socio-économique plus élevé que celui des population initialement résidentes”, associant ainsi étroitement le processus de gentrification et le changement de population d’un quartier. Si l’installation d’une nouvelle population est un élément clef dans le processus de gentrification, il ne s’y réduit pas. Ce recueil d’article publié par les éditions Routledge s’efforce précisément de rendre compte de la complexité des débats entourant la gentrification. Avant de parler du livre, nous commencerons par quelques rappels sur ces ouvrages qu’on appelle des readers ou des handbooks.

 
Le “ reader ”, une tradition anglo-saxonne
 

Avant d’aller plus en avant sur le contenu de The Gentrification Debates, nous devons nous arrêter un instant sur sa forme. Il s’agit de ce que les anglo-saxons appellent un reader ou handbook, c’est-à-dire un ouvrage destiné aux étudiants, se présentant sous la forme d’un recueil d’articles portant sur un thème spécifique. L’ouvrage est généralement coordonné par un ou plusieurs auteurs qui effectuent la sélection des textes, et signent les textes introductifs des parties composant l’ouvrage. Ces ouvrages sont particulièrement pratiques dans la mesure où ils offrent un accès aisé et pédagogique à des textes clefs. C’est bien cet esprit qui anime The Gentrification Debates, édité par la sociologue américaine Japonica Brown-Saracino. Ce sont en tout pas moins de 27 articles scientifiques (reproduits in extenso ou par larges extraits) qui composent l’ouvrage, organisé en quatre parties principales : “ Qu’est-ce que la gentrification ? Définitions et concepts clefs ” (I), “ Quand, où et comment se produit la gentrification ?” (II), “Qui sont les gentrifieurs et pourquoi sont-ils investis dans un tel processus ?” (III), “Quels sont les résultats et les conséquences de la gentrification ?” (IV). Chaque partie s’ouvre sur une introduction qui met en perspective les textes les uns avec les autres et les restitue dans les débats et les problématiques. 

 

 

Ces introductions sont autant d'occasions pour Japonica Brown-Saracino de guider la lecture, et surtout, de la rendre active. Elles s’achèvent  par deux rubriques particulièrement utiles : “questions à débattre” et “activités”. Par exemple, le lecteur est invité dans l’introduction de la quatrième partie à se mettre dans la peau d’un élu local et à réfléchir sur des mesures visant à limiter le déplacement de populations issues des couches populaires, suite à un processus de gentrification. Dans la même partie, il est demandé au lecteur de visiter un quartier réputé gentrifié (ou en cours de gentrification) et de noter les marqueurs géographiques de ce processus.

 
Un détour par les auteurs anglophones
 

Dans un dossier consacré à la gentrification dans la revue anglaise Environment  & Planning A (volume 39, 2007), le sociologue Edmond Préteceille se demandait si les analyses portant sur les contextes américains, canadiens et britanniques étaient en mesure d’éclairer le cas français. En effet, on peut se demander à bon droit en quoi la lecture des auteurs anglophones, traitant le plus souvent des villes anglo-saxonnes, nous aide à appréhender les processus sociaux affectant les villes françaises. Nous pouvons apporter deux éléments de réponse : tout d’abord, la compréhension d’une situation se construit dans la confrontation et dans la mise en perspective avec d’autres situations du même type, et ce sont les variations observées qui permettent d’éclairer la situation de départ ; ensuite, le processus de gentrification dépasse largement les cadres culturels et nationaux de sorte que les auteurs insistent sur la similarité des processus en cours dans des villes pourtant très différentes. De ce point de vue, Nigel Smith, un des auteurs clefs sur la question, soulignerait que les logiques capitalistes transcendent en partie les différences culturelles. 

 
Sur le fond, nous retiendrons trois points forts de l’ouvrage :
 

- Il introduit le lecteur à tout un pan de la littérature sur la gentrification, donnant accès à des auteurs clefs (en particulier Ruth Glass, Neil Smith, Sharon Zukin, ou encore David Ley). La première partie consacrée à un travail de définition s’ouvre ainsi par le texte fondateur de la sociologue marxiste Ruth Glass qui, dès le début des années 1960, pointait du doigt les mutations en cours dans le centre de Londres et employait le terme de gentrification pour les désigner. On lit dans l’extrait proposé par le reader : “One by one, many of the working-class quarters of London have been invaded by the middle classes – upper and lower. Shabby, modest mews and cottages – two rooms up and two down – have been taken over, when their leases have expired (…). Once this process of gentrification starts in a district, it goes on rapidly until all or most of the original working class occupiers are displaced, and the whole social character of the district is changed”.  Dans cette même partie, le lecteur appréciera d’être confronté aux écrits de Neil Smith ou de Sharon Zukin. - Les quatre parties de l’ouvrage permettent d’aborder l’ensemble des problématiques liées à la gentrification, même si ces dernières sont forcément tributaires du contexte anglo-saxon. Edmond Préteceille faisait ainsi remarquer dans l’article cité précédemment, que les travaux anglo-saxons mettaient l’accent sur le rôle du marché, alors que les approches françaises insistaient davantage sur le rôle de l’acteur étatique. Malgré tout, les quatre parties et les 27 textes sélectionnés offrent un panorama assez complet du cadre théorique et des questionnements. De ce point de vue, l’introduction en tête de chaque chapitre, livre un cadrage utile et met en perspective les textes les uns avec les autres, de manière à bien montrer que les textes ne sont pas isolés, mais doivent être appréhendés en même temps que d’autres textes. Et même si les cas parisien ou lyonnais présentes des différences de taille avec les métropoles anglaises ou américaines, elles partagent avec ces dernières un certain nombre de traits communs en ce qui concerne le processus de gentrification. Un des principaux débats concerne les conséquences de la gentrification sur la composition socio-démographique des quartiers concernés. En effet, il lui est reproché de chasser les classes populaires sous l’effet d’une hausse des prix de l’immobilier, au profit d’une population aisée. C’est précisément ce dont témoigne l’image d’illustration au début de cette chronique. Le texte en haut de l’affiche affirme que “la gentrification chasse la couleur de notre communauté”. Par ce terme de “couleur”, il faut entendre la diversité ethnique qui recoupe en contexte américain la diversité sociale. Nous comprenons ainsi que les auteurs de l’affiche appellent à une préservation d’un logement abordable (“ affordable housing ”). - Le dernier point fort est un bon dosage entre la théorie et la pratique, des textes conceptuels et d’autres se fondant sur un travail empirique. Cette manière de faire rappelle que les deux versants – théorique et pratique – ne sauraient s’exclure, mais s’enrichissent au contraire l’un l’autre. Ce va et vient est d’autant plus nécessaire que la relative nouveauté du processus de gentrification invite à repenser la ville et ses composantes socio-spatiales, en même temps qu’est opéré le travail empirique. Avec un tel sujet, le lecteur a besoin de rentrer, au moins en pensée, dans les espaces décrits et analysés. Le public français appréciera ainsi l’article de Michael Sibalis (paru initialement en 2004 dans la revue de référence Urban Studies), portant sur le quartier du Marais à Paris. L’auteur montre comment le processus de revitalisation d’un ancien quartier populaire a reposé en partie sur la construction d’une communauté homosexuelle émergente en France dans les années 1980, et comment cette construction communautaire s’est accompagnée de l’établissement de lieux portant les marques de cette identité. 

 

Au final, un tel ouvrage se révèlera très utile, aussi bien aux étudiants désireux de se confronter à des articles en langue anglaise et de mettre en perspective des études de cas françaises et anglo-saxonnes, qu’à tous les lecteurs intéressés par la question du devenir des villes contemporaines et des transformations socio-spatiales qu’elles peuvent connaître.