Membre de l’Institut universitaire de France, Philippe Martin enseigne l’économie à Science po. Il répond ici aux questions de nonfiction.fr dans le cadre d’un dossier consacré aux nouveaux économistes français.


Nonfiction.fr – Quand et comment avez-vous décidé de devenir économiste ?

Philippe Martin – Au départ, ce métier n’a pas été une évidence pour moi. De fait, mon premier cours d’économie a été une catastrophe totale : j’avais fait une hypokhâgne, je venais de l’histoire, de la philosophie, la littérature et je suis sorti de ce cours qui traitait de microéconomie en me disant que j’avais fait l’erreur de ma vie ! J’ai mis trois ans pour remonter la pente…Ensuite le hasard des circonstances personnelles m’a conduit aux Etats-Unis pour faire un doctorat. Je me destinais plutôt à devenir économiste au sein d’une organisation internationale, puis je me suis laissé prendre par la passion de la recherche et je suis devenu professeur. Bien que cela ait changé depuis, à Sciences po à l’époque, nous ne faisions pas de quantitatif. J’étais surtout intéressé par les questions de société. L’apprentissage de la méthodologie est venu quand j’ai fait mon PhD et je fus vite attiré par la rigueur à laquelle oblige la réflexion économique.

Nonfiction.fr – Quels ont été vos maîtres à penser et en quoi le furent-ils ?

Philippe Martin – Il y a clairement un grand ancien : Keynes. C’est lui qui a ouvert la réflexion à la complexité macro-économique. Keynes est allé à l’encontre des idées intuitives – comme le fait qu’épargner est toujours une bonne chose – et a montré que le bon sens, les pensées "classiques", en économie pouvait se révéler faux. C’est la naissance de la macroéconomie. Son raisonnement m’a intéressé car il permet de réfléchir à beaucoup d’autres choses.
D’autres économistes plus contemporains comme Paul Krugman m’ont aussi beaucoup influencé mais pour être très franc, quand on fait un doctorat en économie, on est aussi un peu athée : du fait de l’utilisation des mathématiques, de l’économétrie et de la formalisation des modèles, on se laisse rapidement séduire par la rigueur de la méthodologie à la base de la construction d’un argumentaire, avant même d’être attiré par le fond.

Nonfiction.fr – Sur quoi portent actuellement vos travaux ?

Philippe Martin – Mes travaux portent sur les effets de la mondialisation dans un sens assez général. Je cherche à comprendre l’impact de la mondialisation sur la nature des conflits et à analyser les liens entre les guerres et le commerce international. Ma question est de savoir si les pays les plus ouverts au commerce international ont ou non une probabilité plus forte de conflits militaires. Mes recherches s’articulent autour de sujets de macroéconomie, de finance internationale et de questions portant sur les déséquilibres mondiaux et les crises financières.

Nonfiction.fr – En quoi vos travaux peuvent-ils expliquer les évolutions actuelles de l’économie mondiale ?

Philippe Martin – Plusieurs sujets sur lesquels je travaille sont au cœur de l’actualité. Pour donner un exemple : on parle beaucoup aujourd’hui de la volatilité des taux de change et de ses effets sur les exportations et la croissance. Grâce à des bases de données très riches (près d’un million d’observations sur l’ensemble des exportations françaises), je suis en train de quantifier et d’analyser l’impact des variations de change sur la politique de prix, de marge et sur les exportations des entreprises françaises. Le discours qu’on entend le plus souvent est que ces variations de change sont dramatiques et extrêmement perturbantes. Quand on regarde les statistiques, on observe que ces fluctuations des monnaies ont certes un effet sur les marges et les exportations mais quantitativement ces impacts sont relativement faibles. Ils diffèrent selon la taille, le secteur des entreprises, Mais les entreprises ne réagissent pas tant que cela à ces fluctuations. C’est un paradoxe à élucider mais pour l’instant, je suis encore au stade des questionnements.
La recherche économique a connu une véritable révolution ces dernières années grâce aux progrès réalisés en matière d’accès et de traitement de l’information. Les ordinateurs actuels nous permettent d’exploiter des bases de données gigantesques et nous avons accès à davantage d’informations même si ce souci de transparence dans la sphère économique pourrait être accru. Tout cela était impossible il y a vingt ans. Le métier d’économiste a énormément évolué : avant, la grande partie des publications dans les revues scientifiques étaient très théoriques ; aujourd’hui, vous auriez du mal à publier un article sans avoir de base empirique. Certes, il est utile d’analyser les régularités statistiques mais n’oublions pas qu’elles ne suffisent pas à expliquer les ruptures importantes. La crise financière que nous avons connue en est la preuve : la "régularité statistique" d’un tel phénomène est très faible et les statistiques ne donnent pas toutes les clés pour comprendre ce qui s’est passé.

Nonfiction.fr – Le poids pris par l’analyse statistique dans la science économique aujourd’hui ne donne-t-il pas plus d’importance à l’approche micro-économique ?

Philippe Martin – Non, je ne crois pas. Les possibilités que l’on a aujourd’hui pour analyser les statistiques sont un apport positif. Ce travail empirique va plutôt permettre d’étudier une question macro-économique au niveau micro-économique. Quand on travaille sur des sujets macro, comme la guerre ou les variations de change, c’est aussi important d’avoir une analyse micro-économique, au niveau des entreprises ou des individus, pour en extraire ensuite les implications générales.

Nonfiction.fr – Que pensez-vous de ce courant de pensée selon lequel la science économique subirait une crise systémique, provoquée notamment par son incapacité relative à prévoir la crise de 2008 ?

Philippe Martin – La science économique est en crise mais certainement pas parce qu’elle n’a pas su prévoir la crise financière. Vous ne pouvez pas demander aux économistes de prévoir un événement qui arrive aussi rarement ! Prenez l’exemple de la science politique : je ne pense pas qu’elle soit en crise pour ne pas avoir su anticiper la chute du Mur de Berlin ou la révolution tunisienne. Comprendre ce qui se passe ne serait déjà pas si mal… D’ailleurs, beaucoup de théories comme la théorie des équilibres multiples ou des anticipations auto-réalisatrices expliquent pourquoi de telles crises sont extrêmement difficiles à prévoir. L’objectif d’un économiste n’est pas de dire "dans 3 mois, on va avoir 5% de croissance", ce n’est pas très intéressant et on se trompe tout le temps. En revanche, son rôle dans ce domaine est peut-être de tirer les sonnettes d’alarme. Krugman, Rogoff, Roubini, ou Rajan l’avaient fait, sauf qu’ils se sont trompés sur les mécanismes en jeu. Les théories et les faits avancés n’étaient pas en adéquation.
Je ne trouve donc pas étonnant que nous n’ayons pas su prévoir la crise. En revanche la macro-économie est en crise car ses modèles ne nous aident pas à bien comprendre les mécanismes du choc que nous avons connu. Ainsi, les modèles macro DGSE utilisés par les banques centrales reposaient sur la théorie des marchés efficients et occultaient totalement les imperfections des marchés financiers et du système bancaire. Ces grands modèles complexes ne permettent en outre que d’analyser des petits chocs. Quand on linéarise ces modèles, ils se révèlent inutiles pour comprendre la crise financière. Ce qui manque, c’est d’arriver à marier un modèle macroéconomique d’équilibre général à une analyse fine et intelligente qui intègre les défauts des systèmes financiers. Nous en étions incapables avant la crise et aujourd’hui cela reste extrêmement difficile.

Nonfiction.fr – Y a-t-il un travail d’élaboration de nouveaux modèles ?

Philippe Martin – Il y a une prise de conscience de la nécessité de reconstruire la macroéconomie. Certains économistes pensent qu’il faut continuer à utiliser les modèles complexes d’avant la crise et y intégrer un système financier avec un certain nombre de défaillances. La manœuvre n’est pas facile car elle suppose d’introduire l’hétérogénéité des agents dans des modèles qui ont un seul agent  représentatif et de remettre en cause l’hypothèse des anticipations rationnelles. Sans que ce travail soit inutile, je ne pense pas qu’il sera suffisant.
Je pense qu’il vaut mieux partir de modèles plus simples focalisés sur une question. Par exemple, qu’arrive-t-il quand on dévie des anticipations rationnelles et qu’en même temps il y a un certain nombre de défaillances des marchés financiers ? Ce sont peut-être des modèles plus modestes, plus micro, mais c’est dans ce sens-là que j’irai : remettre en cause un certain nombre de choses comme la modélisation des anticipations ou celle des marchés financiers ou des relations bancaires. A un moment ou à un autre, il faudra une synthèse mais on en est assez loin.
Je trouve rassurant qu’il y ait un consensus pour repenser les modèles macroéconomiques mais ce qui l’est moins, c’est que nous n’avons toujours pas d’analyse macroéconomique de la crise. Il est clair que nous n’avons toujours pas un nouveau Keynes !

Nonfiction.fr – Y a-t-il une particularité de l’école française de l’économie, si tant est que cette dernière existe réellement ?

Philippe Martin – Je ne crois pas. Il n’y a pas selon moi d’école française en macroéconomie. Peut-être avons-nous des thèmes de prédilection comme les inégalités, la régulation des systèmes financiers mais ce sont des sujets étudiés dans beaucoup d’autres pays. Beaucoup d’économistes français sont à l’étranger. Rogoff a dit que les meilleurs spécialistes de la macroéconomie internationale étaient souvent Français mais qu’ils n’étaient pas en France.

Nonfiction.fr – Que penser de l’apport de l’économie expérimentale à la réflexion économique plus traditionnelle ?

Philippe Martin – Comme l’économie expérimentale renvoie à la microéconomie, en tant que macroéconomiste, j’ai une vision très extérieure sur le sujet. Par ailleurs, il faut toujours faire très attention dès qu’il s’agit de généraliser des enseignements à partir d’expériences "de laboratoire" qu’il serait difficile de tester et de vérifier dans une situation réelle d’interaction sociale beaucoup plus complexe. Cependant, il y a des éléments extrêmement intéressants dans l’économie expérimentale, en particulier ce qui concerne l’existence de biais systématiques de comportement par exemple de surestimation de nos facultés, qui nous font dévier de la norme des anticipations rationnelles. Les expériences nous ont montré qu’en raison de croyances ou d’autres facteurs, nous n’agissions pas selon le modèle classique d’un homo oeconomicus totalement égoïste, cherchant à maximiser son utilité sans regarder les autres. Une préférence pour la justice ou l’égalité nous fait dévier de ce modèle classique.

Nonfiction.fr – Pouvez-vous nous dire en quoi l’économie, et plus précisément la recherche économique, n’est pas qu’une matière théorique et technique : comment touche-t-elle la vie de tous ?

Philippe Martin – Nous sommes tous des agents microéconomiques : le chômage, la pauvreté, l’inflation, sont des problématiques qui touchent tout le monde. C’est pour cela que c’est une science sociale qui interpelle tout le monde. Nous avons tous une opinion sur l’économie et chacun en déduit ses propres implications. Prenez le chômage par exemple, sur lequel nous autres économistes devons absolument travailler. Dans la société française actuelle, qui n’a pas des amis ou un membre de sa famille victime de ce fléau ?

Nonfiction.fr – Les économistes doivent-ils avoir un rapport au politique, l’homme comme le concept ?

Philippe Martin – Comme n’importe quel individu, l’économiste a une opinion politique mais sa réflexion doit se contraindre au respect de certaines règles. Il n’a pas les mêmes contraintes qu’un scientifique "pur" pour qui seul le résultat des expériences prime. L’économiste va être jugé à travers le regard des autres économistes : sa contrainte, c’est la pertinence de l’argumentation au niveau théorique, méthodologique et empirique. Après… mon sentiment est que les relations entre l’économiste et le politique sont compliquées et pas toujours très saines. L’opinion du politique repose sur une idéologie. Il ne va le plus souvent chercher chez l’économiste que les arguments qui ne remettent pas en cause la décision qu’il a déjà prise. C’est une forme d’instrumentalisation que l’on constate fréquemment chez les politiques. Ce n’est pas le cas de tous et l’économiste doit aussi veiller à ne pas être instrumentalisé. En même temps, le rôle du politique n’est pas seulement de réfléchir : il est là pour agir et pour décider. Moi-même, je ne suis pas très impliqué sur le plan politique et il y a, c’est heureux, des hommes politiques avec un véritable intérêt pour le débat économique, pour la recherche d’idées et d’interrogations.
En France, à gauche comme à droite, je constate surtout une prééminence de l’idéologie sur les questions économiques. Le débat d’idées est plutôt faible, contrairement à l’image qu’on aimerait en donner. C’est peut-être lié à l’enseignement économique des élites françaises qui est un vrai problème. L’apprentissage de l’économie à l’ENA est très scolaire avec des cours très descriptifs qui font très peu appel au raisonnement économique. C’est une des raisons pour lesquelles nous changeons profondément ces méthodes d’enseignement à Science Po.

Nonfiction.fr – Quels seront, ou quels devront être, les grands sujets de politique économique à aborder en 2012, pour le prochain président de la République et son gouvernement ?

Philippe Martin – Je vois quatre thèmes essentiels pour l’avenir proche et lointain de l’économie française : les inégalités, le chômage, la compétitivité de l’économie française et, liée à cela, mais pas seulement, la question de l’enseignement, de l’innovation et de la recherche. Ces quatre thèmes sont à la fois importants d’un point de vue économique, politique et social.
En particulier, les inégalités sont une question beaucoup plus complexe qu’auparavant en raison de leur hétérogénéité. Il ne s’agit plus simplement d’inégalités entre riches et pauvres, qui ont augmenté, mais aussi de morcellement du marché du travail entre les insiders en CDI et les outsiders qui sont en CDD, de barrières intergénérationnelles, d’inégalités de statut, d’accès aux services publics ou d’inégalités fiscales. Tout cela crée une segmentation potentiellement dangereuse de la société française. Certes l’augmentation des inégalités de revenus en France est moindre que dans des pays comme le Royaume Uni, les Etats Unis ou même certains pays scandinaves, preuve que notre système de redistribution fonctionne. Mais cela montre aussi que l’analyse des différences de salaires ne suffit pas à expliquer le malaise français sur la question des inégalités. En particulier, je trouve très intéressants les travaux de Piketty, Landais et Saez sur le système fiscal qui est à la fois inefficace et inégalitaire. Sur d’autres dimensions importantes, comme les inégalités de statut, la France est aussi dans une situation plus difficile que d’autres pays… La prochaine campagne présidentielle ne pourra faire l’impasse sur ces sujets
 

Propos recueillis par Eloi Perrin-Aussedat.

 

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