Le procès de Céline au jour le jour, pièce par pièce.

Le 17 juin 1944, inquiet, non sans raison, quant à sa sécurité à la libération de Paris, Céline quitte avec son épouse son appartement montmartrois dans l’intention de se réfugier au Danemark, comme il en a formé le projet dès 1942. Il n’atteint en fait Copenhague que le 27 mars 1945, après un long périple à travers l’Allemagne dont il tire la matière de son grand cycle romanesque de l’après-guerre : D’un château l’autre (1957), Nord (1960) et Rigodon (posthume, 1969). La machine judiciaire s’est mise en route en novembre précédent lorsque le nom de Céline a été signalé par la police judiciaire parmi les membres du comité d’honneur du Cercle européen, organisation à visées ouvertement collaborationnistes fondée en octobre 1941. Il peut donc à ce seul titre tomber sous le coup de l’article 75 du code pénal, qui condamne à la peine capitale tout citoyen français reconnu coupable d’intelligence avec l’ennemi. Une instruction est donc ouverte par la cour de justice de la Seine, selon les procédures mises en place par l’ordonnance du 26 juin 1944 sur les délits de collaboration ; confiée au juge Alexis Zousmann, elle aboutit, le 19 avril 1945, à la délivrance d’un mandat d’arrêt.

Bien qu’ayant pénétré au Danemark sous une fausse identité, Céline ne se cache pas particulièrement, et sa présence est signalée aux autorités françaises en septembre 1945. C’est à la demande du chargé d’affaires, Guy de Girard de Charbonnière (“Carbougniat” dans D’un château l’autre), que l’écrivain et sa femme sont arrêtés par la police danoise, le 17 décembre. Si Lucette Destouches, contre qui ne pèse aucune charge, est relâchée une dizaine de jours plus tard, Céline passe plus d’un an en prison, pour être transféré fin février 1947 à l’hôpital national de Copenhague, d’où il ne sort que quatre mois plus tard.

Le lendemain de l’arrestation, le Quai d’Orsay demande l’extradition de Céline. C’est sans compter l’avocat danois de ce dernier, Thorvald Mikkelsen, qui l’a précédemment aidé à obtenir son permis de séjour, et qui se mobilise pour sa défense. Sceptiques quant à la solidité des charges retenues – que Charbonnière qualifie lui-même de “maigres” – les autorités danoises laissent donc traîner la procédure tandis qu’à Paris l’instruction du dossier se poursuit. Informé par son défenseur de la nature de ces charges, Céline réagit une première fois en mars 1946, puis, point par point, en novembre de la même année, dans une “Réponse aux accusations formulées contre moi” qui est largement diffusée. Ayant d’abord sollicité l’aide d’Albert Naud, qui a été l’avocat de Pierre Laval, il lui adjoint, en 1948, Jean-Louis Tixier-Vignancour.

En mai 1949, le dossier de l’information, enfin instruite, est confié au Commissaire du gouvernement, Jean Seltensperger. Le réquisitoire de celui-ci, écartant la plupart des charges (dont l’appartenance au Cercle européen, puisque Céline en a été radié à demande), conclut qu’on ne peut guère retenir contre lui que la publication des Beaux Draps, ouvrage que Vichy a néanmoins fait saisir, et la réédition, imposée, semble-t-il, par Denoël, de Bagatelles pour un massacre en 1943, et que ni l’une ni l’autre ne tombent sous le coup de l’article 75. Seltensperger recommande donc, non pas exactement un non-lieu, mais le renvoi de l’affaire devant la Chambre civique.

La nouvelle s’étant répandue dans la presse, le Garde des sceaux, Daniel Mayer, dessaisit Seltensperger du dossier pour le confier au Commissaire du gouvernement adjoint, René Charrasse. L’exposé de celui-ci, reproduit intégralement dans le volume de Gaël Richard, conclut que les écrits de Céline publiés sous l’Occupation, Les Beaux Draps notamment, constituent bien “des actes de nature à nuire à la défense nationale” et donc une infraction, sinon à l’article 75, du moins à l’article 83 du Code pénal. (Précisons que l’antisémitisme de Céline, lequel n’a exercé aucune activité au sein du Commissariat général aux questions juives, n’est pas incriminé en soi, l’incitation à la haine raciale n’étant devenu un délit en droit français qu’en 1972 ; le caractère outrancier de Bagatelles pour un massacre a d’ailleurs rendu le livre suspect aux organisateurs de la notoire exposition "Le Juif et la France" de 1941-1942, ce dont Céline n’a d’ailleurs pas manqué de s’indigner.) Le 21 février 1950, Céline, jugé par contumace devant la cour de justice, est reconnu coupable et condamné à un an d’emprisonnement, peine assortie de cinquante mille francs d’amende, de l’indignité nationale et de la confiscation de la moitié de ses biens.

Céline se trouvant toujours au Danemark – il se morfond depuis mai 1948 à Klarskovgaard, propriété de Mikkelsen dans le village de Korsör, sur les bords de la Baltique – il reste à ses avocats à arranger les conditions de son retour en France. Les cours de justice ayant été supprimées en février 1951, Tixier-Vignancour obtient dans un premier temps la levée du mandat d’arrêt, et, en avril, un arrêt du tribunal militaire qui, tout en confirmant celui de la cour de justice, amnistie l’écrivain. Malgré l’indignation de certains journaux – L’Humanité, qui en 1951 n’en est pas à un excès de langage près, dénonce Céline, une fois de plus, comme un “agent de la Gestapo” –, l’écrivain regagne définitivement la France le 7 juillet 1951.

Le livre de Gaël Richard, à qui l’on doit, chez le même éditeur, un Dictionnaire des personnages, noms de personnes, figures et référents culturels dans l’œuvre de Céline, n’est pas à proprement parler un récit de ces sept années, ni une enquête comme celle, magistrale, menée par Alice Kaplan sur le procès de Brasillach   , mais la transcription des 141 pièces composant le dossier remis à la cour de justice, puis au tribunal militaire, organisé en quatre sections précédées chacune d’un résumé des faits. Outre les rapports, procès-verbaux, convocations, arrêts et jugements qui composent la matière juridique proprement dite, on y trouve, par exemple, la correspondance saisie au domicile de Céline après son départ pour l’Allemagne et les lettres de soutien réunies par Tixier-Vignancour en 1950. Vu l’intérêt exceptionnel du “cas Céline”, l’intérêt d’un tel recueil n’est pas à démontrer. Il complète parfaitement, et, sur certains points, corrige   , le récit admirablement documenté qu’a donné François Gibault (conseil de Lucette Destouches) dans le troisième volume de sa biographie, paru en 1981. L’établissement des textes, l’annotation, la présentation du volume, bien imprimé, bien broché, et dont on a plaisir à couper les pages, n’appellent que des éloges.

 

Critique extraite du dossier sur Céline coordonné par Alexandre Maujean.